Les grands orateurs de la Révolution | Page 3

Alphonse Aulard
fortes, et il est digne
de vous de les entendre et d'en convenir....
«Je ne puis soutenir un tel genre de vie, mon père, je ne le puis.
Souffrez que je voie le soleil, que je respire plus au large, que
j'envisage des humains; que j'aie des ressources littéraires, depuis si
longtemps unique soulagement à mes maux; que je sache si mon fils

respire et ce qu'il fait....
«Quoi qu'il en soit, je jure par le Dieu auquel vous croyez, je jure par
l'honneur, qui est le dieu de ceux qui n'en reconnaissent point d'autre,
que la fin de cette année 1778 ne me verra point vivant au donjon de
Vincennes. Je profère hardiment un tel serment; car la liberté de
disposer de sa vie est la seule que l'on ne puisse ôter à l'homme, même
en le gênant sur les moyens.
«Il ne tient maintenant qu'à vous, mon père, d'user de ce droit
qu'avaient les Romains, et qui fait frémir la nature. Prononcez mon
arrêt de mort, si vous êtes altéré de mon sang, et votre silence suffit
pour le prononcer. Rendez-moi la liberté, ce bien inaliénable, cette âme
de la vie, si vous voulez que je conserve celle-ci....»
Ainsi, Mirabeau passa une partie de sa vie à plaider sa cause auprès de
son père, à chercher le point faible de cet homme cuirassé d'orgueil et
de préjugés, plus difficile à émouvoir que ne le sera jamais l'Assemblée
constituante, même en ses jours de méfiance. C'est un discours que le
futur orateur recommence chaque jour et à chaque lettre qu'il écrit soit à
son père, soit à son oncle. C'est un thème éternel qu'il ne cesse de traiter,
dont il refait cent fois la forme, essayant ses forces à cette tâche ardue,
s'assouplissant à cette gymnastique quotidienne, épurant, fortifiant son
génie. Inappréciable service que rendit à son fils, bien malgré lui, le
jaloux et le plus intraitable des tyrans domestiques, auquel l'éloquence
même et le génie de sa victime déplaisaient! Il se trouva que Mirabeau
dut à son père, à l'escrime terrible qu'il lui imposa par sa rigueur muette,
quelque chose de la prestesse et de la solidité de son jeu, et peut-être
son attitude impassible à la tribune.
Telle fut la première école de Mirabeau: c'est ainsi qu'il préluda, par
des _déclamations_ dont le sujet était emprunté à sa vie, aux exercices
de la tribune politique. Il lui arrivait, dans cette rhétorique, ce qui
arrivait aux orateurs romains dans leurs suasories et leurs
_controverses_: il n'évitait pas le mauvais goût, recherchait l'antithèse
et le trait, tombait dans ces défauts dont le contact du public et la vérité
des choses débarrassent plus tard les vrais orateurs, mais qui brillent
comme des qualités dans toutes les conférences de jeunes avocats.
Une autre école plus sérieuse acheva de le former et de le mûrir; ce
furent ses procès, dans lesquels il voulut se défendre lui-même. Le
barreau l'attirait. En prison, chose singulière! il est l'avocat consultant

de ses geôliers, par bon coeur et aussi pour satisfaire, ne fût-ce que par
écrit, ses besoins oratoires. Ainsi, au château d'If, il compose un
mémoire pour le commandant Dallègre, qui avait un procès; au fort de
Joux, il écrit sur les affaires municipales de la ville de Pontarlier, et il
rédige une défense d'un portefaix nommé Jeanret, sans compter un
mémoire sur les salines de Franche-Comté. L'Avis aux Hessois, publié à
Clèves (1777), pendant son séjour en Hollande, est un véritable
plaidoyer contre la traite des blancs. Il collabora la même année à un
mémoire publié par sa mère contre son père. Enfin, prisonnier
volontaire à Pontarlier, il publie contre M. Monnier d'éloquents
mémoires qui lui procurent une transaction honorable et dont il peut
dire fièrement: «Si ce n'est pas là de l'éloquence inconnue à nos siècles
barbares, je ne sais ce que c'est que ce don du ciel si précieux et si
rare.» Son procès avec sa femme, qu'il ne perdit que parce qu'il le
plaida lui-même, mit le dernier sceau à sa réputation par les qualités
extrajuridiques qu'il y déploya. Il s'y montra, sinon bon avocat, du
moins grand orateur, grand moraliste, grand acteur, soulevant et
apaisant d'un geste les plus tragiques passions, tour à tour tendre et
véhément, suppliant et impérieux, mêlant la modestie la plus gracieuse
à des colères de Titan.
Il s'éleva si haut dans sa plaidoirie du 29 juin 1783, qu'il força
l'admiration même de son père. Celui-ci écrivit au bailli: «C'est
dommage que tous ne l'entendissent pas: car il a tant parlé, tant hurlé,
tant rugi, que la crinière du lion était blanche d'écume et distillait la
sueur.» Quant à son adversaire, Portalis, «qu'il a fallu, écrit le bailli,
emporter évanoui et foudroyé hors de la salle, il n'a plus relevé du lit
depuis le terrible plaidoyer de cinq
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