Les grandes espérances | Page 7

Charles Dickens
ces derniers mots et je sentais avec épouvante que les pontons étaient faits pour moi; j'étais sur le chemin, c'était évident! J'avais commencé à faire des questions, et j'étais sur le point de voler Mrs Joe.
Depuis cette époque, bien reculée maintenant, j'ai souvent pensé combien peu de gens savent à quel point on peut compter sur la discrétion des enfants frappés de terreur. Cependant, rien n'est plus déraisonnable que la terreur. J'éprouvais une terreur mortelle en pensant au jeune homme qui en voulait absolument à mon coeur et à mes entrailles. J'éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la jambe ferrée. J'éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu'on m'avait arraché ce terrible serment; je n'avais aucun espoir d'être délivré de cette terreur par ma toute-puissante soeur, qui me rebutait à chaque tentative que je faisais; et je suis effrayé rien qu'en pensant à ce qu'un ordre quelconque aurait pu m'amener à faire sous l'influence de cette terreur.
Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entra?né vers les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence, je vis un fant?me de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je ferais mieux d'aborder et d'être pendu tout de suite que d'attendre. J'aurais eu peur de dormir, quand même j'en aurais eu l'envie, car je savais que c'était à la première aube que je devais piller le garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la nuit, car je n'avais aucun moyen de me procurer de la lumière, si ce n'est en battant le briquet, ou une pierre à fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait produit un bruit semblable à celui du pirate agitant ses cha?nes.
Dès que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fenêtre e?t pris une légère teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le plancher, produisait un craquement qui me semblait crier: ?Au voleur!... Réveillez-vous, mistress Joe!... Réveillez-vous!...? Arrivé au garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni que de coutume, j'eus un moment de frayeur indescriptible à la vue d'un lièvre pendu par les pattes. Il me sembla même qu'il fixait sur moi un oeil beaucoup trop vif pour sa situation. Je n'avais pas le temps de rien vérifier, ni de choisir; en un mot, je n'avais le temps de rien faire. Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je nouai dans mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu d'eau-de-vie dans une bouteille de grès, que je transvasai dans une bouteille de verre que j'avais secrètement emportée dans ma chambre pour composer ce liquide enivrant appelé ?jus de réglisse?, remplissant la bouteille de grès avec de l'eau que je trouvai dans une cruche dans le buffet de la cuisine, un os, auquel il ne restait que fort peu de viande, et un magnifique paté de porc. J'allais partir sans ce splendide morceau, quand j'eus l'idée de monter sur une planche pour voir ce que pouvait contenir ce plat de terre si soigneusement relégué dans le coin le plus obscur de l'armoire et que je découvris le paté, je m'en emparai avec l'espoir qu'il n'était pas destiné à être mangé de sit?t, et qu'on ne s'apercevrait pas de sa disparition, de quelque temps au moins.
Une porte de la cuisine donnait accès dans la forge; je tirai le verrou, j'ouvris cette porte, et je pris une lime parmi les outils de Joe. Puis, je remis toutes les fermetures dans l'état où je les avais trouvées; j'ouvris la porte par laquelle j'étais rentré le soir précédent; je m'élan?ai dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux.

CHAPITRE III.
C'était une matinée de gelée blanche très humide. J'avais trouvé l'extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu'il lui e?t servi de mouchoir de poche. Je retrouvai cette même humidité sur les haies stériles et sur l'herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles d'araignée, de rameau en rameau, de brin en brin; les grilles, les murs étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne vis qu'en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de notre village, indication qui ne servait à rien car on ne passait jamais par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience oppressée en faisant un fant?me, me montrant la rue des Pontons.
Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j'approchais des marais, de sorte qu'au lieu d'aller vers les objets, il me semblait que c'étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les fossés s'élan?aient à ma poursuite,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 236
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.