le vent des marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me semblait entendre au dehors la voix de l'homme à la jambe ferrée, qui m'avait fait jurer le secret, me criant qu'il ne pouvait ni ne voulait je?ner jusqu'au lendemain, mais qu'il lui fallait manger tout de suite. D'autre fois, je pensais que le jeune homme, qu'il était si difficile d'empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d'heure et se croire des droits à mon coeur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain! S'il est jamais arrivé à quelqu'un de sentir ses cheveux se dresser sur sa tête, ce doit être à moi. Mais peut-être cela n'est-il jamais arrivé à personne.
C'était la veille de No?l, et j'étais chargé de remuer, avec une tige en cuivre, la pate du pudding pour le lendemain, et cela de sept à huit heures, au coucou hollandais. J'essayai de m'acquitter de ce devoir sans me séparer de ma tartine, et cela me fit penser une fois de plus à l'homme chargé de fers, et j'éprouvai alors une certaine tendance à sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose était bien difficile. Heureusement, je parvins à me glisser jusqu'à ma petite chambre, où je déposai cette partie de ma conscience.
écoute! dis-je, quand j'eus fini avec le pudding, et que je revins prendre encore un peu de chaleur au coin de la cheminée avant qu'on ne m'envoyat coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de canon, Joe?
--Ah! dit Joe, encore un for?at d'évadé!
--Qu'est-ce que cela veut dire, Joe??
Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des explications, répondit avec aigreur:
?échappé! échappé!...? administrant ainsi la définition comme elle administrait l'eau de goudron.
Tandis que Mrs Joe avait la tête penchée sur son ouvrage d'aiguille, je tachai par des mouvements muets de mes lèvres de faire entendre à Joe cette question:
?Qu'est-ce qu'un for?at??
Joe me fit une réponse grandement élaborée, à en juger les contorsions de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot: ?Pip!...?
?Un for?at s'est évadé hier soir après le coup de canon du coucher du soleil, reprit Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en avertir; et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.
--Qu'est-ce qui tire? demandai-je.
--Qu'est-ce que c'est qu'un gar?on comme ?a? fit ma soeur en fron?ant le sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel tu fais.... Ne fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges.?
Je pensais que ce n'était pas très poli pour elle-même de me laisser entendre qu'elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des questions. Mais elle n'était jamais polie avec moi, excepté quand il y avait du monde.
à ce moment, Joe vint augmenter ma curiosité au plus haut degré, en prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui faire prendre la forme d'un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me parut être:
?Boudé...?
Je regardai naturellement Mrs Joe et dis:
?Elle??
Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il répéta le mouvement avec plus d'énergie encore; je ne compris pas davantage.
Mistress Joe, dis-je comme dernière ressource, je voudrais bien savoir... si cela ne te fait rien... où l'on tire le canon?
--Que Dieu bénisse cet enfant! s'écria ma soeur d'un ton qui faisait croire qu'elle pensait tout le contraire de ce qu'elle disait. Aux pontons!
--Oh! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons!?
Joe me lan?a un regard de reproche qui disait:
?Je te l'avais bien dit[1].
[Note 1: En anglais: ?Sulks?--bouder--ayant la même terminaison que ?hulks?--pontons--la méprise de Pip est tout expliquée.]
--Et s'il te pla?t, qu'est-ce que les pontons? repris-je.
--Voyez-vous, s'écria ma soeur en dirigeant sur moi son aiguille et en secouant la tête de mon c?té, répondez-lui une fois, et il vous fera de suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui servent de prison, et qu'on trouve en traversant tout droit les marais.
--Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y met quelqu'un?? dis-je d'une manière générale et avec un désespoir calme.
C'en était trop pour Mrs Joe, qui se leva immédiatement.
?Je vais te le dire, méchant vaurien, fit-elle. Je ne t'ai pas élevé pour que tu fasses mourir personne à petit feu; je serais à blamer et non à louer si je l'avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tué, volé, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces gens-là ont tous commencé comme toi par faire des questions. Maintenant, va te coucher, et dépêchons!?
On ne me donnait jamais de chandelle pour m'aller coucher, et en gagnant cette fois ma chambre dans l'obscurité, ma tête tintait, car Mrs Joe avait tambouriné avec son dé sur mon crane, en disant
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