Les grandes espérances | Page 8

Charles Dickens
à travers le brouillard, et criaient très distinctement: ?Arrêtez-le! Arrêtez-le!... Il emporte un paté qui n'est pas à lui!...? Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et écarquillaient leurs gros yeux en me lan?ant par leurs naseaux un effroyable: ?Holà! petit voleur!... Au voleur! Au voleur!...? Un boeuf noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son oeil accusateur, que je ne pus m'empêcher de lui dire en passant:
?Je n'ai pas pu faire autrement, monsieur! Ce n'est pas pour moi que je l'ai pris!?
Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla par ses naseaux un nuage de vapeur, et disparut après avoir lancé une ruade majestueuse avec ses pieds de derrière et fait le moulinet avec sa queue.
Je m'avan?ais toujours vers la rivière. J'avais beau courir, je ne pouvais réchauffer mes pieds, auxquels l'humidité froide semblait rivée comme la cha?ne de fer était rivée à la jambe de l'homme que j'allais retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie, car j'y étais allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais, qu'assis sur un vieux canon, il m'avait dit que, lorsque je serais son apprenti et directement sous sa dépendance, nous viendrions là passer de bons quarts d'heure. Quoi qu'il en soit, le brouillard m'avait fait prendre un peu trop à droite; en conséquence, je dus rebrousser chemin le long de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée. En me hatant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un fossé que je savais n'être pas éloigné de la Batterie, quand j'aper?us l'homme assis devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés et la tête penchée en avant, sous le poids du sommeil.
Je pensais qu'il serait content de me voir arriver aussi inopinément avec son déjeuner. Je m'approchai donc de lui et le touchai doucement à l'épaule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n'était pas le même homme, c'en était un autre!
Et pourtant cet homme était, comme l'autre, habillé tout en gris; comme l'autre, il avait un fer à la jambe; comme l'autre, il boitait, il avait froid, il était enroué; enfin c'était exactement le même homme, si ce n'est qu'il n'avait pas le même visage et qu'il portait un chapeau bas de forme et à larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je n'eus qu'un moment pour voir tout cela; il me lan?a un gros juron à la tête, puis il voulut me donner un coup de poing; mais si indécis et si faible qu'il me manqua et faillit lui-même rouler à terre car ce mouvement le fit chanceler; alors, il s'enfon?a dans le brouillard, en trébuchant deux fois et je le perdis de vue.
?C'est le jeune homme!? pensai-je en portant la main sur mon coeur.
Et je crois que j'aurais aussi ressenti une douleur au foie, si j'avais su où il était placé.
J'arrivai bient?t à la Batterie. J'y trouvai mon homme, le véritable, s'étreignant toujours et se promenant ?à et là en boitant, comme s'il n'e?t pas cessé un instant, toute la nuit, de s'étreindre et de se promener en m'attendant. à coup s?r, il avait terriblement froid, et je m'attendais presque à le voir tombé inanimé et mourir de froid à mes pieds. Ses yeux annon?aient aussi une faim si épouvantable que, quand je lui tendis la lime, je crois qu'il e?t essayé de la manger, s'il n'e?t aper?u mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la tête en bas, et me laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j'ouvrais le paquet et que je vidais mes poches.
?Qu'y a-t-il dans cette bouteille? dit-il.
--De l'eau-de-vie,? répondis-je.
Il avait déjà englouti une grande partie du hachis de la manière la plus singulière, plut?t comme un homme qui a une hate extrême de mettre quelque chose en s?reté, que comme un homme qui mange; mais il s'arrêta un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il tremblait avec une telle violence, qu'il avait toute la peine du monde à ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille.
?Je crois que vous avez la fièvre, dis-je.
--Tu pourrais bien avoir raison, mon gar?on, répondit-il.
--Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais, ils donnent la fièvre et des rhumatismes.
--Je vais toujours manger mon déjeuner, dit-il, avant qu'on ne me mette à mort. J'en ferais autant, quand même je serais certain d'être repris et ramené là-bas, aux pontons, après avoir mangé; et je te parie que j'avalerai jusqu'au dernier morceau.?
Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du paté, tout à la fois: jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux
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