Les grandes espérances | Page 5

Charles Dickens
faisait la brèche ouverte dans sa tartine; mais, chaque fois, il me trouva avec ma tasse de thé sur un genou et ma tartine intacte sur l'autre. Enfin, je considérai que le sacrifice était inévitable, je devais le faire de la manière la moins extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances. Profitant donc d'un moment où Joe avait les yeux tournés, je fourrai ma tartine dans une des jambes de mon pantalon.
Joe paraissait évidemment mal à l'aise de ce qu'il supposait être un manque d'appétit, et il mordait tout pensif à même sa tartine des bouchées qu'il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec ses dents, le pain beurré et avait déjà ouvert une bouche d'une dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il s'aper?ut que ma tartine avait disparu.
L'étonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arrêté le pain sur le seuil de sa bouche et me regardait, étaient trop évidents pour échapper à l'observation de ma soeur.
Qu'y a-t-il encore? dit-elle en posant sa tasse sur la table.
--Oh! oh! murmurait Joe, en secouant la tête d'un air de sérieuse remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ?a ne passera pas, tu n'as pas pu la macher, mon petit Pip, mon ami!
--Qu'est-ce qu'il y a encore, voyons? répéta ma soeur avec plus d'aigreur que la première fois.
--Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit Pip, fais-le, mon ami! dit Joe. Certainement chacun mange comme il l'entend, mais encore, ta santé!... ta santé!...?
à ce moment, ma soeur furieuse avait attrapé Joe par ses deux favoris et lui cognait la tête contre le mur, pendant qu'assis dans mon coin je les considérais d'un air vraiment piteux.
?Maintenant, peut-être vas-tu me dire ce qu'il y a, gros niais que tu es!? dit ma soeur hors d'haleine.
Joe promena sur elle un regard désespéré, prit une bouchée désespérée, puis il me regarda de nouveau:
?Tu sais, mon petit Pip, dit-il d'un ton solennel et confidentiel, comme si nous eussions été seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le dernier à faire aucun mauvais rapport contre toi; mais faire un pareil coup...?
Il éloigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi; puis il reprit:
?Avaler un pareil morceau d'un seul coup!
--Il a avalé tout son pain, n'est-ce pas? s'écria ma soeur.
--Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la moindre attention à Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa dernière bouchée, que j'ai avalé aussi, moi qui te parle... et souvent encore... quand j'avais ton age, et j'ai vu bien des avaleurs, mais je n'ai jamais vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m'étonne que tu n'en sois pas mort; c'est par une permission du bon Dieu!?
Ma soeur s'élan?a sur moi, me prit par les cheveux et m'adressa ces paroles terribles:
?Arrive, mauvais garnement, qu'on te soigne!?
Quelque brute médicale avait, à cette époque, remis en vogue l'eau de goudron, comme un remède très efficace, et Mrs Joe en avait toujours dans son armoire une certaine provision, croyant qu'elle avait d'autant plus de vertu qu'elle était plus dégo?tante. Dans de meilleurs temps, un peu de cet élixir m'avait été administré comme un excellent fortifiant; je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave à mes projets de sortie. Ce soir-là, l'urgence du cas demandait au moins une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l'introduisit dans la gorge, pour mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son bras, comme un tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte, qu'il dut avaler, bon gré, mal gré, pendant qu'il était assis, machant tranquillement et méditant devant le feu, parce qu'il avait peut-être eu mal au coeur. Jugeant d'après moi, je puis dire qu'il y aurait eu mal après, s'il n'y avait eu mal avant.
La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme, soit un enfant; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre fardeau, enfoui dans les jambes d'un pantalon, c'est (je puis l'avouer) une grande punition. La pensée que j'allais commettre un crime en volant Mrs Joe, l'idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je n'avais jamais pensé qu'il e?t aucun droit sur les ustensiles du ménage; cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de tenir sans relache ma main sur ma tartine, pendant que j'étais assis ou que j'allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand
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