a-t-il longtemps qu'elle est sortie, Joe? dis-je, car je le traitais toujours comme un enfant, et le considérais comme mon égal.
--Hem! dit Joe en regardant le coucou hollandais, il y a bien cinq minutes qu'elle est partie en fureur... mon petit Pip. Elle revient!... Cache-toi derrière la porte, mon petit Pip, et rabats l'essuie-mains sur toi.?
Je suivis ce conseil. Ma soeur, Mrs Joe, entra en poussant la porte ouverte, et trouvant une certaine résistance elle en devina aussit?t la cause, et chargea Tickler de ses investigations. Elle finit, je lui servais souvent de projectile conjugal, par me jeter sur Joe, qui, heureux de cette circonstance, me fit passer sous la cheminée, et me protégea tranquillement avec ses longues jambes.
?D'où viens-tu, petit singe? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi bien vite ce que tu as fait pour me donner ainsi de l'inquiétude et du tracas, sans cela je saurai bien t'attraper dans ce coin, quand vous seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys.
--Je suis seulement allé jusqu'au cimetière, dis-je du fond de ma cachette en pleurant et en me grattant.
--Au cimetière? répéta ma soeur. Sans moi, il y a longtemps que tu y serais allé et que tu n'en serais pas revenu. Qui donc t'a élevé?
--C'est toi, dis-je.
--Et pourquoi y es-tu allé? Voilà ce que je voudrais savoir, s'écria ma soeur.
--Je ne sais pas, dis-je à voix basse.
Je ne sais pas! reprit ma soeur, je ne le ferai plus jamais! Je connais cela. Je t'abandonnerai un de ces jours, moi qui n'ai jamais quitté ce tablier depuis que tu es au monde. C'est déjà bien assez d'être la femme d'un forgeron, et d'un Gargery encore, sans être ta mère!?
Mes pensées s'écartèrent du sujet dont il était question, car en regardant le feu d'un air inconsolable, je vis para?tre, dans les charbons vengeurs, le fugitif des marais, avec sa jambe ferrée, le mystérieux jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement que j'avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier.
?Ah! dit Mrs Joe en remettant Tickler à sa place. Au cimetière, c'est bien cela! C'est bien à vous qu'il appartient de parler de cimetière. Pas un de nous, entre parenthèses, n'avait soufflé un mot de cela. Vous pouvez vous en vanter tous les deux, vous m'y conduirez un de ces jours, au cimetière. Ah! quel j... o... l... i c... o... u... p... l... e vous ferez sans moi!?
Pendant qu'elle s'occupait à préparer le thé, Joe tournait sur moi des yeux interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle sorte de couple nous pourrions bien faire à nous deux, si le malheur prédit arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses favoris, en suivant de ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe, comme il faisait toujours par les temps d'orage.
Ma soeur avait adopté un moyen de nous préparer nos tartines de beurre, qui ne variait jamais. Elle appuyait d'abord vigoureusement et longuement avec sa main gauche, le pain sur la poitrine, où il ne manquait pas de ramasser sur la bavette, tant?t une épingle, tant?t une aiguille, qui se retrouvait bient?t dans la bouche de l'un de nous. Elle prenait ensuite un peu (très peu de beurre) à la pointe d'un couteau, et l'étalait sur le pain de la même manière qu'un apothicaire prépare un emplatre, se servant des deux c?tés du couteau avec dextérité, et ayant soin de ramasser ce qui dépassait le bord de la cro?te. Puis elle donnait le dernier coup de couteau sur le bord de l'emplatre, et elle tranchait une épaisse tartine de pain que, finalement, elle séparait en deux moitiés, l'une pour Joe, l'autre pour moi.
Ce jour-là, j'avais faim, et malgré cela je n'osai pas manger ma tartine. Je sentais que j'avais à réserver quelque chose pour ma terrible connaissance et son allié, plus terrible encore, le jeune homme mystérieux. Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus stricte économie, et que mes recherches dans le garde-manger pourraient bien être infructueuses. Je me décidai donc à cacher ma tartine dans l'une des jambes de mon pantalon.
L'effort de résolution nécessaire à l'accomplissement de ce projet me paraissait terrible. Il produisait sur mon imagination le même effet que si j'eusse d? me précipiter d'une haute maison, ou dans une eau très profonde, et il me devenait d'autant plus difficile de m'y résoudre finalement, que Joe ignorait tout. Dans l'espèce de franc-ma?onnerie, déjà mentionnée par moi, qui nous unissait comme compagnons des mêmes souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe pour moi, nous avions coutume de comparer nos tartines, à mesure que nous y faisions des brèches, en les exposant à notre mutuelle admiration, comme pour stimuler notre ardeur. Ce soir-là, Joe m'invita plusieurs fois à notre lutte amicale en me montrant les progrès que
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