leurs tombes, pour le saisir à la cheville et l'attirer chez eux.
Lorsqu'il arriva au pied du mur qui entoure le cimetière, il l'escalada comme un homme dont les jambes sont roides et en-gourdies, puis il se retourna pour voir ce que je faisais. Je me tournai alors du c?té de la maison, et fis de mes jambes le meilleur usage possible. Mais bient?t, regardant en arrière, je le vis s'avancer vers la rivière, toujours enveloppé de ses bras, et choisissant pour ses pieds malades les grandes pierres jetées ?à et là dans les marais, pour servir de passerelles, lorsqu'il avait beaucoup plu ou que la marée y était montée.
Les marais formaient alors une longue ligne noire horizontale, la rivière formait une autre ligne un peu moins large et moins noire, les nuages, eux, formaient de longues lignes rouges et noires, entremêlées et mena?antes. Sur le bord de la rivière, je distinguais à peine les deux seuls objets noirs qui se détachaient dans toute la perspective qui s'étendait devant moi: l'un était le fanal destiné à guider les matelots, ressemblant assez à un casque sans houppe placé sur une perche, et qui était fort laid vu de près; l'autre, un gibet, avec ses cha?nes pendantes, auquel on avait jadis pendu un pirate. L'homme, qui s'avan?ait en boitant vers ce dernier objet, semblait être le pirate revenu à la vie, et allant se raccrocher et se reprendre lui-même. Cette pensée me donna un terrible moment de vertige; et, en voyant les bestiaux lever leurs têtes vers lui, je me demandais s'ils ne pensaient pas comme moi. Je regardais autour de moi pour voir si je n'apercevais pas l'horrible jeune homme, je n'en vis pas la moindre trace; mais la frayeur me reprit tellement, que je courus à la maison sans m'arrêter.
CHAPITRE II.
Ma soeur, Mrs Joe Gargery, n'avait pas moins de vingt ans de plus que moi, et elle s'était fait une certaine réputation d'ame charitable auprès des voisins, en m'élevant, comme elle disait, ?à la main.? Obligé à cette époque de trouver par moi-même la signification de ce mot, et sachant parfaitement qu'elle avait une main dure et lourde, que d'habitude elle laissait facilement retomber sur son mari et sur moi, je supposai que Joe Gargery était, lui aussi, élevé à la main.
Ce n'était pas une femme bien avenante que ma soeur; et j'ai toujours conservé l'impression qu'elle avait forcé par la main Joe Gargery à l'épouser. Joe Gargery était un bel homme; des boucles couleur filasse encadraient sa figure douce et bonasse, et le bleu de ses yeux était si vague et si indécis, qu'on e?t eu de la peine à définir l'endroit où le blanc lui cédait la place, car les deux nuances semblaient se fondre l'une dans l'autre. C'était un bon gar?on, doux, obligeant, une bonne nature, un caractère facile, une sorte d'Hercule par sa force, et aussi par sa faiblesse.
Ma soeur, Mrs Joe, avec des cheveux et des yeux noirs, avait une peau tellement rouge que je me demandais souvent si, peut-être, pour sa toilette, elle ne rempla?ait pas le savon par une rape à muscade. C'était une femme grande et osseuse; elle ne quittait presque jamais un tablier de toile grossière, attaché par derrière à l'aide de deux cordons, et une bavette imperméable, toujours parsemée d'épingles et d'aiguilles. Ce tablier était la glorification de son mérite et un reproche perpétuellement suspendu sur la tête de Joe. Je n'ai jamais pu deviner pour quelle raison elle le portait, ni pourquoi, si elle voulait absolument le porter, elle ne l'aurait pas changé, au moins une fois par jour.
La forge de Joe attenait à la maison, construite en bois, comme l'étaient à cette époque plus que la plupart des maisons de notre pays. Quand je rentrai du cimetière, la forge était fermée, et Joe était assis tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous étions compagnons de souffrances, et comme tels nous nous faisions des confidences; aussi, à peine eus-je soulevé le loquet de la porte et l'eus-je aper?u dans le coin de la cheminée, qu'il me dit:
?Mrs Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip; et elle est maintenant dehors une treizième fois pour compléter la douzaine de boulanger.
--Vraiment?
--Oui, mon petit Pip, dit Joe; et ce qu'il y a de pire pour toi, c'est qu'elle a pris Tickler avec elle.?
à cette terrible nouvelle, je me mis à tortiller l'unique bouton de mon gilet et, d'un air abattu, je regardai le feu. Tickler était un jonc flexible, poli à son extrémité par de fréquentes collisions avec mon pauvre corps.
?Elle se levait sans cesse, dit Joe; elle parlait à Tickler, puis elle s'est précipitée dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse,? ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec le poker.
--Y
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