IX
La fable du loup et du chien ne fit point revenir Caldas sur sa
détermination. Il allait porter un collier, c'est vrai, mais le blesserait-il
plus que le collier de misère, dont il gardait encore les cicatrices?
Plein de confiance en l'avenir, il écrivit à son père pour lui annoncer
son changement d'existence. Cette lettre, qui devait combler de joie la
moitié de la population de Céret (Pyrénées-Orientales), faisait honneur
aux bons sentiments de Romain, le post-scriptum surtout, où il
demandait quelque argent: un fils respectueux n'écrit jamais à ses
parents sans leur demander de l'argent.
Caldas en avait un grand besoin, d'argent. M. Krugenstern, par oubli
sans doute, avait négligé de payer le loyer et la pension de son protégé.
Une fausse honte avait empêché Romain de lui rappeler ce détail
important.
Bachi-bozouk littéraire, Caldas dînait le plus souvent de la razzia de
l'imprévu. Il campait au bivouac de l'amitié ou de l'amour,--du crédit
quelquefois. Incorporé dans les bataillons réguliers de l'administration,
il lui fallait désormais un ordinaire et un casernement assurés.
Voilà pourquoi il avait fait traite sur l'amour paternel.
La civilisation, qui s'intéresse aux nègres, n'a pas encore prohibé la
traite des pères.
X
En attendant la réponse de Céret, Caldas rêvait aux moyens d'enterrer
sa liberté au bruit de cette musique qu'aime Marco. Aux placers vingt
fois remués de son imagination, il réclamait un peu d'or, oh! pas
beaucoup! le prix d'un souper.
Ma foi, il se paya d'audace; il alla demander «de l'ouvrage» au directeur
d'un grand journal. Ce directeur, qui fait profession d'aimer la jeunesse,
accueilli avec empressement l'offre de collaboration de Caldas.
Sacrifiant pour lui cinq minutes du temps qu'il consacre à l'éducation
des peuples, cet homme politique ne craignit point de lui révéler son
dernier mot sur «l'Évêque de Rome,» et finit en lui commandant un
article sur une nouvelle pâte à faire couper les rasoirs.
En vingt-quatre heures, Romain fit un poëme. Le directeur du grand
journal, après avoir lu attentivement l'article, crut pouvoir lui prédire un
bel avenir littéraire, et, séance, tenante, lui fit compter quarante francs.
--J'aime la ligne de ce journal, pensa Caldas.
Muni de ce viatique, il s'élança dans un fiacre:
--A Grenelle, au théâtre! dit-il au cocher.
Il y avait déjà plus de six semaines que le coeur de Caldas avait été
incendié par la chevelure de mademoiselle Célestine. C'était à la
descente de l'Omnibus des Artistes qu'il l'avait aperçue pour la première
fois.
--Le connaissez-vous, monsieur, cet omnibus? Il a fait la fortune du
directeur de génie qui a su appliquer ce véhicule à l'art dramatique.
Ce grand homme a résolu pour le comédien le problème de l'ubiquité.
Avec une seule troupe, M. Mont-Saint-Jean dessert huit salles de la
banlieue, et, grâce au trot rapide de ses chevaux, le même «bon fils»
peut, le même soir, retrouver sur quatre théâtres aux quatres points
cardinaux la même «croix de sa mère.»
Et des esprits chagrins viendront nous dire que l'art est dans le
marasme!...
--Non, monsieur, la carrosserie a fait de grands progrès.
Scarron ne donnait qu'une charrette à sa troupe ambulante.
Mont-Saint-Jean met à la disposition de ses artistes une voiture à
ressorts.
C'est égal, l'auteur du Roman comique reconnaîtrait les siens; il
saluerait plus d'un visage aux vitres de l'omnibus.
Du reste, Mont-Saint-Jean est plus fort que lui. Son omnibus a dix-huit
places; il y fait tenir trente comédiens.
L'étoile de Caldas brillait ce soir-là du plus vif éclat au firmament. Il
arriva au théâtre, juste comme mademoiselle Célestine, qui venait d'être
poignardée par le duc de Buckingham, chaussait ses caoutchoucs pour
regagner la loge paternelle.
Cette ingénue avait été cruelle pour Romain: c'est en vain qu'il avait
composé pour elle des sonnets de la plus belle eau; c'est en vain qu'il
l'avait opposée dans le Bilboquet à mademoiselle Fix de la
Comédie-Française; elle avait résisté.
Elle ne résista pas à l'offre d'un souper chez Magny. Mais en passant
devant le Grand-Condé, elle s'aperçut que sa robe était déchirée.
--Ah! si vous m'aimiez réellement, soupira-t-elle en lui serrant la main.
Caldas n'hésita point,--et pourtant il n'avait pas dîné. Mademoiselle
Célestine eut une robe qui fit longtemps le désespoir de sa bonne amie,
la forte jeune première amoureuse. Mais le souper des fiançailles se fit
chez Romain. La rôtisseuse de la rue Dauphine fournit pour trois francs
un frugal menu qui fut arrosé d'un petit-bleu largement baptisé.
Il monta pourtant à la tête de Romain, ce cru d'Argenteuil, si bien qu'il
commit l'imprudence d'avouer à Célestine sa récente nomination au
ministère de l'Équilibre national. Des rêves d'ambition se mêlaient à ses
rêves d'amour. Il ne cacha pas à son amante que le plus bel avenir
administratif lui était réservé. Il se voyait déjà chef de division et lui
faisait présent d'une voiture attelée de deux chevaux
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