Les gens de bureau | Page 7

Emile Gaboriau
* * * *
Ce soir-là il y avait première représentation aux Variétés: toute la
presse, grande et petite, était dans la salle. C'était la seconde pièce d'un
débutant dont on attendait monts et merveilles.
A onze heures moins le quart, le critique Greluchet fit son apparition au
café du théâtre. Il promena son oeil flamboyant autour de la salle,
cherchant un visage ami. N'en trouvant pas, il appela le garçon par son
petit nom, et se fit servir une chope. Le critique Greluchet, qu'on avait

outrageusement refusé au contrôle, était allé étudier son compte rendu
au Casino-Cadet; parti furieux, il revenait presque gai, ayant recueilli
deux mots méchants sur la pièce nouvelle à encadrer dans son
feuilleton.
Bohême incurable, depuis huit jours Greluchet avait vu la fin de sa
dernière pièce de cent sous, ce qui ne l'empêchait pas d'entrer dans ce
café, se fiant, pour payer sa consommation, à la Providence qui déjà
tant de fois a bien voulu acquitter ses notes.
Pour tuer le temps, il prit une feuille de théâtre et se mit à étudier la
distribution de la pièce.
Déjà sa chope était à moitié vide, lorsque la porte du café s'entrebâilla
discrètement, et une tête barbue apparut qui interrogeait l'horizon des
consommateurs.
Greluchet reconnut cette tête.
Ce n'était pas le messager du Seigneur, le banquier de la Providence...
C'était Cahusac, le bohême qui travaille quelquefois et qui ferait de si
charmants articles, s'il prenait la peine de garder la monnaie de sa
conversation. Cahusac cause, il n'écrit pas; c'est un artiste en mots, il
pétille comme un feu d'artifice; et quand l'esprit lui manque, il se sauve
par la méchanceté. C'est du fiel champanisé.
Greluchet ne connaissait que trop ce Rivarol de brasserie; son flanc
portait encore une plaie ouverte. Cahusac avait lancé plus d'un mot
terrible à son adresse.
Greluchet est sans rancune. Il s'ennuyait tout seul, il appela son
bourreau.
Cahusac hésita, mais il avait soif aussi, et il entra.
--Hein! cria Greluchet, est-ce assez infect?
Trois bourgeois qui jouaient aux dominos levèrent la tête, et Greluchet
fut content, il faisait sensation.
--Que pouvez-vous trouver d'infect, vous? demanda Cahusac avec la
dernière insolence...
--La pièce, parbleu!
--Y étiez-vous?
--J'en sors.
L'oeil impitoyable de Cahusac se fixa sur son interlocuteur, qui se sentit
si décontenancé, qu'il fit servir une canette.
--Racontez-moi donc la pièce, reprit Cahusac.

--Il n'y a pas de pièce.
--Et les mots?
--Il n'y a pas de mots.
--Mais enfin, de quoi est-il question?
--Eh! de rien? toujours la même rengaine...
--A-t-on sifflé? a-t-on applaudi?
--Heu! heu!
--Bon, dit Cahusac, je suis fixé.
--Sur quoi? demanda Greluchet surpris.
--Sur vous, parbleu!
Le critique eut presque envie de se fâcher; mais la barbe noire de
Cahusac l'intimidait positivement.
Le mot cependant jeta du froid dans la conversation, et Cahusac se
levait déjà pour prendre son chapeau, quand la sortie du théâtre fit
affluer dans le café un dernier ban de consommateurs.
Parmi eux, l'oeil de lynx de Greluchet distingua--non, devina l'ami
Romain Caldas.--«La bière est payée, pensa-t-il, merci, mon Dieu!» Et
se dressant sur ses maigres jambes, il héla le sauveteur. Du même coup,
il fit apporter un moos.
Le trop confiant Romain vint s'asseoir à la table des deux bohêmes.
--Quel succès! dit-il; au dénoûment on nous a servi l'auteur.
Greluchet n'était pas à la conversation; il admirait les beaux habits de
Caldas...
--Ah çà! te voilà vêtu comme feu Gandin, dit-il avec envie; il y a donc
de l'or, au _Bilboquet_?
--Pas trop, dit Romain, mais j'ai la confiance d'un tailleur.
--Un tailleur à tomber, interrompit Cahusac, je demande son adresse.
--Entendons-nous; reprit Caldas; j'ai sa confiance, parce que j'ai une
place.
--Une place! firent en choeur les deux bohêmes.
--Oui, mes amis, j'entre au ministère de l'Équilibre.
--Paye-t-on la copie? demanda le critique.
--Cent francs par mois, répondit Romain, pour commencer.
--Alors, mordioux! fit le critique; saisissant la balle au bond, c'est toi
qui régleras la consommation.
--Cent francs, reprit Cahusac, mais c'est la Californie; je demande une
pioche... Voyons, qu'est-ce qu'il faut faire pour gagner tout cet

argent-là?
--Pas grand'chose, en vérité. On arrive au bureau sur les dix heures; à
cinq heures on est libre.
--Ça fait sept heures, observa Cahusac, c'est long!
--Y va-t-on tous les jours? demanda Greluchet.
--Dame, oui, les dimanches exceptés.
--Ça fait vingt-six jours par mois, remarqua le critique; c'est beaucoup.
--Je vous trouve superbes, reprit Caldas; est-ce que vous avez jamais
gagné cent francs à travailler dans vos journaux?
--D'abord nous ne travaillons pas, répliqua Cahusac.
--Et nous sommes libres, ajouta Greluchet.
--Vous n'allez pas toujours où vous voulez, dit l'autre.
--Pas toujours, mais qu'importe?
--Il importe si bien, s'écria Cahusac, que de vos cent francs je ne veux
en aucune sorte, et ne voudrais pas même à ce prix d'un tailleur.
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