gris pommelés.
--Je t'aimerai toujours, lui dit l'ingénue, et je viendrai chez toi tous les
trente et un du mois.
XI
Elle avait l'habitude d'aller en voiture, la pensionnaire de
Mont-Saint-Jean.
Caldas fut héroïque; il lui restait trente centimes, il offrit l'omnibus.
Et pourtant le jour qui se levait, était son premier jour de servitude.
Pour la première fois il se dit:
--Allons, il faut aller à mon bureau!
Il fallait aller au bureau, en effet, sans avoir déjeuné, sans un sou, sans
savoir s'il dînerait le soir...
Il fut sur le point, le misérable, de regretter ses quarante francs.
Qu'en restait-il à cette heure? une vague senteur ambrée dans sa
chambre de garçon, une épingle noire sur sa cheminée.
Un espoir survivait chez lui, et c'est avec un battement de coeur qu'en
passant devant la loge de sa portière il lui jeta ces mots:
--Avez-vous une lettre pour moi?
La portière haussa les épaules avec mépris.
--C'est fini, se dit-il, je ne dois plus compter sur mon père.
Et serrant d'un cran la boucle de son pantalon, il courut au ministère.
M. Ganivet, son chef de bureau, l'attendait; même il avait gardé son
habit noir pour cette solennité: d'ordinaire, pour abattre de la besogne,
il se met en manche de chemise.
Caldas n'avait jamais vu un homme aussi poli que M. Ganivet: poli est
trop peu dire; son geste moelleux, sa voix de miel, l'onction de son
sourire, en font l'incarnation vivante de cette formule stéréotypée: «J'ai
l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant
serviteur.»
Mais cette urbanité perpétuelle n'est aussi qu'une formule chez M.
Ganivet. Très-orgueilleux au fond et très-fier de sa position, s'il
condescend à tant d'amabilité pour les inférieurs, c'est qu'il a fait son
profit du mot de Gavarni: «Les petits mordent.»
C'est le credo de sa politique. Cet ambitieux de bureau cherche son
levier dans la popularité. Si le ministre était nommé au suffrage
universel des employés, il aurait le portefeuille.
Cet homme déconcerta Caldas par ses prévenances. Il lui roula un
fauteuil près de la cheminée et le pria de se chauffer les pieds sans
façon. Ensuite il lui tint un petit discours qui peut se résumer ainsi: «Je
vous connais, monsieur, je sais que les modestes fonctions qui vous
sont assignées ici sont bien au-dessous de vous; je rougis presque
d'avoir à vous tracer une besogne si mesquine. Des employés comme
vous, monsieur, rendent bien difficile la position d'un chef; c'est vous
qui devriez être à ma place.»
--Oh! oh! se dit Caldas, tu me fais poser, mon bonhomme.
M. Ganivet ne faisait pas poser Caldas; il lui récitait son petit
programme, voilà tout.
Le reste de l'entretien fut digne du commencement. Le chef de bureau,
du ton de l'intérêt le plus profond, s'informa de tout ce qui touchait
Romain, de son passé, du présent et de son avenir; il lui demanda des
nouvelles de sa famille, et combien son père avait eu d'enfants. Il
termina en le félicitant d'avoir été nommé au bureau du Sommier, le
bureau le mieux composé de tout le ministère. Il lui traça un portrait
vraiment flatteur de ses collègues, gens spirituels, instruits, aimables et
de la meilleure compagnie, tous appelés au plus bel avenir. Il prit la
peine de le conduire lui-même jusqu'à la porte du bureau.
Là, il lui donna une chaude poignée de main, et finit en lui demandant
sa protection.
XII
Seul, au milieu du corridor, Caldas vit avec anxiété s'éloigner M.
Ganivet.
L'idée de se présenter à des collègues si remarquables l'inquiétait
sérieusement; il éprouvait quelque chose de cette émotion du jeune
poëte qui, son manuscrit à la main, va frapper à la porte du
Théâtre-Français et sollicite une lecture de MM. les Sociétaires. Il
cherchait un mot aimable, dégagé, spirituel, à dire en entrant, un de ces
mots qui posent à tout jamais un homme.
En attendant il restait immobile devant la porte; il étudiait la
physionomie de ces panneaux derrière lesquels se trouvait l'inconnu. Il
lut, sans y rien comprendre, les énigmatiques désignations que voici:
VINGT ET UNIÈME DIVISION. ~~~~~~~~~
+-------------+ +-----------+ | SECTION 17e | SOMMIER | 9e BUREAU
| +-------------+ +-----------+ -----
De la lettre A à la lettre H
+-------------------------------------------+ | LE PUBLIC N'EST ADMIS
QUE DE 2 HEURES 1/4 | | A 3 HEURES 1/2. |
+-------------------------------------------+
--Tout ceci ne m'apprend pas grand'chose, murmura Caldas. Bast,
entrons!
Il ouvrit la porte... et reçut une pomme cuite sur l'oeil.
--Sacrrrrebleu! s'écria-t-il en portant la main au siège de la douleur.
--Vous ne savez donc pas lire? lui cria un monsieur armé d'un balai et
perché sur une échelle; le public n'est admis que de deux heures un
quart à trois heures et demie.
Deux autres messieurs, dont l'un brandissait des pincettes, tandis que
l'autre se faisait un bouclier de
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