Les femmes dartistes | Page 3

Alphonse Daudet
le feu prend aux conversations. Au bout d'un moment, j'��tais seul �� ��couter. Alors il a ferm�� le piano et m'a dit en souriant, d'un air navr��: ?C'est toujours comme cela ici... ma femme n'aime pas la musique.? Connais-tu rien de plus terrible? ��pouser une femme qui n'aime pas votre art... Va, crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre. Garde pr��cieusement ta solitude et ta libert��.
Le Po?te.
Parbleu! tu en parles �� ton aise, toi, de la solitude. Tout �� l'heure, quand je serai parti, s'il te vient des id��es de travail, aupr��s de ton feu qui s'��teint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi cette atmosph��re d'isolement si vaste, si vide que l'inspiration s'y disperse, s'y ��vapore... Et puis passe encore d'��tre seul aux heures de travail; mais il y a les moments d'ennui, de d��couragement, o�� on doute de soi, de son art. C'est alors qu'on doit ��tre heureux de trouver l��, toujours pr��t et fid��le, un coeur aimant o�� l'on peut ��pancher son chagrin, sans crainte de troubler une confiance, un enthousiasme inalt��rables... Et l'enfant... Ce sourire du b��b��, qui s'��panouit toujours et sans cause, n'est-il pas le meilleur rajeunissement moral qu'on puisse avoir? Ah! j'ai souvent pens�� �� cela. Pour nous autres artistes, vaniteux comme tous ceux qui vivent du succ��s, de cette estime de surface, capricieuse et flottante, qu'on appelle la vogue; pour nous autres surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous consoler de vieillir... Tout ce que nous perdons, c'est l'enfant qui le gagne. Le succ��s qu'on n'a pas eu, on se dit: ?C'est lui qui l'aura?, et �� mesure que les cheveux s'en vont, on a la joie de les voir repousser, fris��s, dor��s, pleins de vie, sur une petite t��te blonde �� c?t�� de soi.
Le Peintre.
Ah! po?te, po?te... as-tu pens�� aussi �� toutes les becqu��es qu'il faut mettre au bout d'une plume ou d'un pinceau pour nourrir une couv��e?...
Le Po?te.
Enfin, tu auras beau dire, l'artiste est fait pour vivre en famille, et cela est si vrai que ceux d'entre nous qui ne se marient pas s'acoquinent dans des m��nages de rencontre, comme ces voyageurs qui, las d'��tre toujours sans logis, s'installent �� la fin dans une chambre d'h?tel et passent toute leur vie sous l'��tiquette banale de l'enseigne: ?Ici on loge au mois et �� la nuit.?
Le Peintre.
Ceux-l�� ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et n'en conna?tront jamais les joies.
Le Po?te.
Tu avoues donc qu'il y en a quelques-unes?...?
Ici le peintre, au lieu de r��pondre, se leva, alla chercher parmi des dessins, des esquisses, un manuscrit tout froiss�� et revenant vers son compagnon:
?Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous convaincre... Mais puisque, malgr�� mes observations, tu es d��cid�� �� tater du mariage, voici un petit ouvrage que je t'engage �� lire. C'est ��crit--remarque bien--par un homme mari��, tr��s-��pris de sa femme, tr��s-heureux dans son int��rieur, un curieux qui, passant sa vie au milieu des artistes, s'est amus�� �� croquer quelques-uns de ces m��nages dont je te parlais tout �� l'heure. De la premi��re �� la derni��re ligne de ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l'auteur n'a jamais voulu l'imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l'auras lu. Je crois que tu auras chang�� d'id��e:...?
Le po?te prit le cahier et l'emporta chez lui; mais il n'en eut pas le soin d��sirable, car j'ai pu d��tacher quelques feuillets de ce petit livre, et je les offre au public effront��ment.
* * * * *

I
MADAME HEURTEBISE
Celle-la, certes, n'��tait pas faite pour ��pouser un artiste, surtout ce terrible gar?on, passionn��, tumultueux, exub��rant, qui s'en allait dans la vie le nez en l'air, la moustache h��riss��e, portant avec cranerie comme un d��fi �� toutes les conventions sottes, �� tous les pr��jug��s bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par quel miracle, cette petite femme, ��lev��e dans une boutique de bijoutier, derri��re des rang��es de cha?nes de montres, de bagues enfil��es, trouva-t-elle moyen de s��duire ce po?te?
Imaginez les graces d'une dame de comptoir, des traits ind��cis, des yeux froids toujours souriants, une physionomie complaisante et placide, pas de vraie ��l��gance, mais un certain amour du luisant, du clinquant, qu'elle avait pris sans doute �� la devanture de son p��re, et qui lui faisait rechercher les noeuds de satin assorti, les ceintures, les boucles; avec cela des cheveux tir��s par le coiffeur, bien liss��s de cosm��tique, au-dessus d'un petit front t��tu, ��troit, o�� l'absence de rides marquait moins la jeunesse qu'une nullit�� compl��te d'id��es. Ainsi faite, Heurtebise l'aima, la demanda et, comme il avait quelque fortune, n'eut pas de peine �� l'obtenir.
Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c'��tait l'id��e d'��pouser un auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle autant qu'elle voudrait. Quant �� lui,
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