Les femmes dartistes | Page 8

Alphonse Daudet
que le pépiniériste--ne vous ai-je pas dit que c'était un philosophe?--eut consenti à la reprendre, cette rentrée au logis conjugal eut tous les c?tés mystérieux, dramatiques d'une fuite. Positivement elle se fit enlever par son mari. Ce fut sa dernière jouissance de coupable. Un soir que le po?te, las de la vie à deux et tout fier de ses moustaches repoussées, était allé dans le monde réciter son Credo de l'amour, elle sauta dans un fiacre où son vieux mari l'attendait au bout de la rue, et c'est ainsi qu'elle revint au petit jardin d'Auteuil, à jamais guérie de son ambition d'être la femme d'un po?te... Il est vrai que ce po?te-là l'était si peu!
* * * * *

III
LA TRANSTéVéRINE
La pièce venait de finir. Pendant que la foule, diversement impressionnée, se précipitait au dehors, ondoyant aux lumières sur le grand perron du théatre, quelques amis, dont j'étais, attendaient le po?te à la porte des artistes pour le féliciter. Son oeuvre n'avait pourtant pas eu un immense succès. Trop forte pour l'imagination timide et banale du public de maintenant, elle dépassait le cadre de la scène, cette limite des conventions et des libertés permises. La critique pédante avait dit: ?Ce n'est pas du théatre!...? et les ricaneurs du boulevard se vengeaient de l'émotion que venaient de leur donner ces vers magnifiques en répétant: ??a ne fera pas le sou!...? Nous, nous étions fiers de notre ami qui avait osé faire sonner, tourbillonner ses belles rimes d'or, tout l'essaim de sa ruche autour du soleil factice et meurtrier du lustre, et présenter des personnages grands comme nature, sans s'inquiéter de l'optique du théatre moderne, des lorgnettes troubles ni des mauvais yeux.
Parmi les machinistes, les pompiers, les figurants en cache-nez, le po?te s'approcha de nous, sa grande taille courbée en deux, son collet relevé frileusement sur sa barbe grêle et ses longs cheveux déjà grisonnants. Il avait l'air triste. Les applaudissements de la claque et des lettrés, restreints à un coin de la salle, lui prédisaient un nombre très-court de représentations, les spectateurs choisis et rares, l'affiche vite enlevée sans laisser à son nom le temps de s'imposer. Quand on a travaillé pendant vingt ans, qu'on est en pleine maturité de talent et d'age, cette résistance de la foule à vous comprendre a quelque chose de lassant, de désespérant. On en vient à se dire: ?Ils ont peut-être raison.? On a peur, on ne sait plus... Nos acclamations, nos poignées de main enthousiastes le réconfortèrent un peu. ?Vraiment, vous croyez? C'est si bien que cela?... C'est vrai que j'ai fait tout ce que j'ai pu.? Et ses mains br?lantes de fièvre s'accrochaient aux n?tres avec inquiétude; ses yeux pleins de larmes cherchaient un regard sincère et rassurant. C'était l'angoisse suppliante du malade demandant au médecin: ?N'est-ce pas que je ne vais pas mourir?? Non! po?te, tu ne mourras pas. Les opérettes et les féeries qui ont des centaines de représentations, des milliers de spectateurs, seront oubliées depuis longtemps, envolées avec leur dernière affiche, que ton oeuvre restera toujours jeune et vivante...
Pendant que sur le trottoir désert nous étions là à l'exhorter, à le remonter, une forte voix de contralto éclata au milieu de nous, trivialisée par l'accent italien.
?Hé! l'artiste, assez de pouégie... Allons manger l'estoufato!...?
En même temps une grosse dame entourée d'une capeline et d'un tartan à carreaux rouges vint passer son bras sous celui de notre ami d'un mouvement si brutal, si despotique, que sa physionomie, son attitude en furent tout de suite gênées.
?Ma femme?, nous dit-il; puis, se tournant vers elle avec un sourire hésitant:
?Si nous les emmenions pour leur montrer comment tu fais l'estoufato??
Prise par son amour-propre de cordon bleus l'Italienne consentit assez gracieusement à nous recevoir, et nous voilà partis cinq ou six avec eux pour aller manger du boeuf à l'étouffée sur les hauteurs de Montmartre où ils habitaient.
J'avoue que j'avais un certain désir de conna?tre cet intérieur d'artiste. Notre ami depuis son mariage vivait très-retiré, presque toujours à la campagne; mais ce que je savais de sa vie tentait ma curiosité. Il y avait quinze ans de cela, dans toute la ferveur d'une imagination romantique, il avait rencontré aux environs de Rome une superbe fille dont il était devenu très-amoureux. Maria Assunta habitait avec son père et toute une nichée de frères et de soeurs une de ces petites maisons du Transtévère qui ont les pieds dans le Tibre et un vieux bateau de pêche au ras de leurs murs. Un jour il aper?ut cette belle Italienne, les pieds nus dans le sable, avec sa jupe rouge aux plis collants, ses manches de toile bise relevées jusqu'aux épaules, retirant des anguilles d'un grand filet ruisselant. Les écailles luisantes dans les mailles pleines d'eau, le fleuve d'or, la jupe écarlate, ces beaux yeux noirs, profonds, pensifs, dont la
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