Les femmes dartistes | Page 9

Alphonse Daudet
rêverie s'assombrissait de tout le soleil environnant, frappèrent l'artiste, peut-être même un peu vulgairement, comme une estampe de romance à la devanture d'un éditeur de musique. Par hasard la fille avait le coeur libre, n'ayant encore aimé qu'un gros chat sournois et roux, grand pêcheur d'anguilles lui aussi, et qui hérissait son poil quand on s'approchait de sa ma?tresse.
Bêtes et gens, notre amoureux parvint à apprivoiser tout ce monde, se maria à Sainte-Marie du Transtévère, et ramena en France la belle Assunta avec son cato...
Ah! povero, ce qu'il aurait d? emporter aussi, c'était un rayon du soleil de là-bas, un pan de ciel bleu, l'excentricité du costume, et les roseaux du Tibre, et les grands filets tournants du Ponte Rotto, tout le cadre avec l'image. Alors il n'aurait pas eu la cruelle désillusion qu'il éprouva quand, le ménage installé à un petit quatrième, tout en haut de Montmartre, il vit sa belle Transtévérine affublée d'une crinoline, d'une robe à volants et d'un chapeau parisien qui, toujours mal équilibré sur l'édifice de ses nattes lourdes, prenait des attitudes complètement indépendantes. à la froide et terrible clarté des ciels de Paris, le malheureux s'aper?ut bient?t que sa femme était bête, irrémissiblement bête. Ces beaux yeux noirs, perdus en des contemplations infinies, ne roulaient pas une pensée dans leurs ondes de velours. Ils brillaient animalement du calme de la digestion, d'un heureux reflet du jour, rien de plus. Avec cela la dame était grossière, rustique, habituée à conduire d'un revers de main tout le petit monde de la cabane, et la moindre résistance lui causait des colères terribles.
Qui e?t dit que cette belle bouche, contractée par le silence dans la forme la plus pure des visages antiques, s'ouvrait tout à coup pour laisser passer l'injure à flots pressés, tumultueux?... Sans respect d'elle ni de lui, tout haut, dans la rue, en plein théatre, elle lui cherchait querelle, lui faisait des scènes de jalousie épouvantables. Pour l'achever, aucun sentiment des choses artistiques, une ignorance complète du métier de son mari, de la langue, des usages, de tout. Le peu de fran?ais qu'on lui apprit ne servant qu'à lui faire oublier l'italien, elle arriva à se composer une espèce de jargon mi-parti, qui était du plus haut comique. Bref cette histoire d'amour, commencée comme un po?me de Lamartine, se terminait comme un roman de Champfleury... Après avoir longtemps essayé de civiliser sa sauvagesse, le po?te vit bien qu'il fallait y renoncer. Trop honnête pour l'abandonner, peut-être amoureux encore, il prit le parti de se clo?trer, de ne voir personne, de travailler beaucoup. Les rares intimes, qu'il avait admis dans son intérieur, s'aper?urent qu'ils le gênaient et ne vinrent plus. C'est ainsi que depuis quinze ans il vivait enfermé dans son ménage comme dans une logette de lépreux...
Tout en pensant à cette misérable existence, je regardais l'étrange couple marcher devant moi. Lui, frêle, long, un peu vo?té. Elle, carrée, épaisse, secouant des épaules son chale qui la gênait, indépendante dans sa marche comme un homme. Elle était assez gaie, parlait fort, et de temps en temps se retournait pour voir si nous suivions, appelant ceux d'entre nous qu'elle connaissait, très-haut, familièrement par leurs noms, en s'aidant de grands gestes, comme elle aurait hélé une barque de pêche sur le Tibre. Quand nous arrivames chez eux, le concierge, furieux de voir entrer à une heure indue toute une bande bruyante, ne voulait pas nous laisser monter. Entre l'Italienne et lui ce fut dans l'escalier une scène terrible. Nous étions tous échelonnés sur les marches tournantes, à demi éclairés par le gaz qui mourait, gênés, malheureux, ne sachant pas s'il fallait redescendre.
?Venez vite, montons?, nous dit le po?te à voix basse, et nous le suiv?mes silencieusement, pendant qu'appuyée à la rampe qui tremblait de son poids et de sa colère, l'Italienne égrenait un chapelet d'injures où les imprécations romaines alternaient avec le vocabulaire des boulevards extérieurs. Quelle rentrée pour ce po?te qui venait d'agiter tout le Paris artistique, et gardait encore dans ses yeux enfiévrés l'éblouissement de sa première! Quel rappel humiliant à la vie!...
Ce fut seulement près du feu de son petit salon que le froid glacial causé par cette sotte aventure se dissipa, et bient?t nous n'y aurions plus pensé, sans la voix éclatante et les gros rires de la signora qu'on entendait dans la cuisine raconter à sa bonne comment elle avait secoué cette espèce de choulato!... Le couvert mis, le souper préparé, elle vint s'asseoir au milieu de nous, sans chale, sans chapeau ni voile, et je pus la regarder à mon aise. Elle n'était plus belle. La figure carrée, le menton large, épaissi, les cheveux grisonnants et gros, surtout l'expression vulgaire de la bouche contrastaient singulièrement avec l'éternelle et banale rêverie des yeux. Les deux coudes appuyés sur la table, familière et avachie,
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