La Candeur, de plus en plus écarlate, fit: --Je ne sais plus au juste... et il
se décida à fouiller dans l'une de ses poches d'où il tira trois ou quatre
billets de banque de cent _levas_ (francs). --Ce n'est pas tout! fit
Rouletabille. --Non, grogna La Candeur, en voilà encore... Et il tira,
cette fois, cinq billets de cinq cents _levas_. --Fichtre! tu te mets bien!
c'est tout? --Je crois que c'est tout, susurra le bon géant en détournant la
tête. Mais Rouletabille se précipita sur lui, le fouilla et le vida d'une
quantité incroyable de billets de banque qu'il avait entassés au petit
bonheur dans la fièvre du jeu et qu'il se laissait enlever avec des soupirs
de soufflets de forge... Rouletabille compta: Il y avait là quarante mille
_levas_ (quarante mille francs)! Rouletabille regardait La Candeur,
mais La Candeur n'osait pas regarder Rouletabille. --C'est la première
fois que j'ai eu de la veine! balbutia-t-il. --Attends! dit Rouletabille,
d'une voix légèrement oppressée, car il ne s'attendait point au déballage
de cette petite fortune, attends. Nous en parlerons tout à l'heure de ta
veine. Et il ajouta: --C'est donc cela que tu proposais toujours à ces
messieurs du Château Noir, une rançon de quarante mille francs!...
--Mais oui, gémit La Candeur; j'ai bon coeur, moi!... --Avec l'argent des
autres c'est facile d'avoir bon coeur, émit Vladimir. A ce moment-là,
j'avais encore presque tout mon argent dans ma poche, mais La
Candeur n'hésitait pas à en disposer comme s'il était déjà dans la
sienne!... --C'était pour le bien de la communauté, répliqua La
Candeur... --Tu as bon coeur, gronda Rouletabille, mais je me demande
si, au fond, tu n'es pas aussi crapule que Vladimir!... --Monsieur, dit
Vladimir en se levant, j'affirme que vous me faites beaucoup de peine!...
Et il voulut s'esquiver, mais, Rouletabille le retint et lui demanda sur un
ton sec, qui fit pâlir le jeune Slave: --D'où vient l'argent? --Monsieur, je
vous assure qu'il vient fort honnêtement de la vente de l'invention de
ma cuirasse... je tiens cette cuirasse d'un de mes amis de Kiew, qui a
passé plus de dix ans de sa vie à l'inventer, à la perfectionner, enfin à en
faire un véritable objet d'art militaire pour lequel il a dépensé une
véritable fortune. Désespéré, lors de la dernière guerre de la Russie
avec le Japon, de n'avoir pu vendre sa cuirasse au gouvernement russe,
il est entré dans les bureaux de la censure, à Odessa, et m'a fait cadeau
du fruit de ses veilles et de la cause de tous ses malheurs. Plus favorisé
que lui, monsieur... Rouletabille l'interrompit. --Assez, Vladimir
Petrovitch!... Je te jure que si tu ne me dis pas comment tu as eu tout
cet argent, je te livre aux autorités bulgares pieds et poings liés! Tu leur
raconteras, à elles, l'histoire de ta cuirasse. Vladimir vit que c'était fini
de rire et commença, en soupirant comme un enfant malade: --Eh bien,
je vais vous dire la vérité!... Elle est beaucoup moins grave que vous ne
croyez, et toute cette affaire est arrivée, mon Dieu! presque sans que je
m'en aperçoive. --Va!... Rouletabille pensait: «Il est capable de tout!
Pourvu qu'il n'ait assassiné personne!» La Candeur, avec une désolante
mélancolie et une grandissante inquiétude, regardait du coin de l'oeil
ces beaux billets dont la possession lui avait causé tant de joie et qui
étaient maintenant la cause d'une explication difficile dont, certes! il se
serait très bien passé. Vladimir commençait: --Rappelez-vous,
monsieur, ce jour où, à Sofia, en sortant de l'hôtel Vilitchkov, vous
nous trouvâtes, La Candeur et moi, enveloppés, à cause du froid, en des
vêtements de fortune. La Candeur avait une couverture et moi,
monsieur, j'avais une fourrure, une fourrure magnifique, une fourrure
que vous avez admirée, monsieur... --Oui, la fourrure d'une amie à vous,
m'avez-vous dit, la fourrure d'une princesse... je me rappelle très bien,
fit Rouletabille, qui fronçait terriblement les sourcils... Après? Vladimir
s'épouvanta tout à fait. --Oh! monsieur, s'écria-t-il, vous n'allez pas
croire que je l'ai vendue!... --Ah! tu ne l'as pas vendue?... --Monsieur,
pour qui me prenez-vous? --Qu'en as-tu donc fait? --Remarquez, reprit
Vladimir, en clignotant de ses lourdes paupières et en roucoulant de sa
plus douce voix, car il se remettait peu à peu et, ayant fait un rapide
examen de conscience, il en était sans doute arrivé à se demander
pourquoi il avait essayé de dissimuler un acte qui ne lui apparaissait
point si répréhensible... Remarquez, monsieur, que j'aurais pu la vendre!
Ne vous récriez pas! Vous connaissez la princesse? --Oui... heu!... je
l'ai entr'aperçue... --Oh! vous lui avez parlé... --C'est elle qui m'a parlé...
je me rappelle m'être heurté sur votre palier contre une grande
dégingandée vieille dame aux cheveux couleur de feu qui paraissait un
peu folle et qui sortait de chez
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