Les douze nouvelles nouvelles | Page 8

Arsène Houssaye
pour la nuit des noces, dans une
villa de son département, qui avait reçu les plus beaux décors pour cette
première représentation.
Angèle n'eut pas besoin que les matrones vinssent à la rescousse pour la
décider à franchir le seuil de la chambre nuptiale. Tout est entraînant
pour une curieuse.
Par malheur pour Léonce, ce n'était pas l'amour qui la prenait par la
main. Aussi, ce fut avec un éclat de rire et non avec des larmes qu'elle
passa le Rubicon.
Elle le repassa, toujours rieuse, se demandant ingénument pourquoi
Léonce ne riait pas comme elle.
Mais il était si amoureux qu'elle lui pardonnait d'être un peu trop
sacerdotal dans sa passion.
Le jeune licencié ne songeait pas à plaider d'autre cause que celle de
son bonheur. Comme on avait manqué les derniers bals de juin et la
fête du Grand Prix, Angèle voulut bien s'attarder dans sa villa, car on
lui avait donné le nom de la Villa Angèle. Elle s'amusa à y jeter tout
l'alliage du Louis XVI et du japonisme, ce qui émerveilla les voisins de
campagne--par ouï-dire--puisqu'on vivait dans une maison fermée, avec

quelques journaux, un peu de musique et beaucoup de primeurs. Tous
les matins, Paris apportait des nouvelles, des fraises, des crevettes, des
dentelles, des cerises et des chiffons.
Angèle était gourmande et coquette. Les femmes qui ne sont pas belles
ont la fureur de se faire belles. Ce n'était pas pour son mari que la jeune
femme travaillait sa figure, c'était pour elle-même.
Peu à peu la villa égaye ses portes, surtout quand il fut décidé qu'on y
passerait la belle saison, grâce à quelques petites fêtes panachées de
Parisiennes et de provinciales; Angèle trouvait amusant, je cite sa
phrase, de faire une omelette aux fines herbes et aux petits oignons des
femmes des Champs-Elysées et des femmes champenoises.
Mais, les jours de solitude, que faire dans une villa après les premières
joies du nouveau et du renouveau? Angèle se mit à écrire un roman,
mais au centième feuillet elle brûla tout.
Cette dévorante toujours affamée de curiosité, avait percé son mari à
jour; elle trouvait qu'il commençait à rabâcher ses sentiments. Elle avait
d'abord voulu l'aimer en français, en latin et en grec, mais il était à bout
de science. Dans son culte pour Angèle, il faillit apprendre l'hébreu,
après lui avoir conté toutes les passions de Paris, de Rome et d'Athènes.
N'allez pas croire que ce fût un perverti. C'était un idéaliste parcourant
toute la gamme de l'adoration.
Autrefois, les grandes passions duraient toujours; témoin Philémon et
Baucis, pour ne donner qu'un exemple. Aujourd'hui, la vapeur emporte
tout. Léonce eut peur, par les airs distraits de sa femme, de la voir
bientôt s'ennuyer dans le tête-à-tête ou de devenir bas-bleu. Il fut le
premier à lui conseiller de voir quelques voisins de campagne.
--Mais, mon cher Léonce, qui voir dans ce pays perdu?
--M. le curé.
--Oui, s'il veut que je le confesse.

--Le notaire.
--Peut-être, j'ai songé à faire mon testament.
--Le percepteur des contributions.
--Oui, je l'ai vu l'autre jour à la messe avec son jeune frère, le
sous-lieutenant de chasseurs, qu'il faut inviter aussi.
--Nous l'inviterons.
--Vous choisissez bien votre monde, vous allez être jaloux, n'est-ce pas,
monsieur mon mari, du notaire, du percepteur et du curé?
--Jaloux! s'écria le mari. Grâce à Dieu, vous êtes de celles qui
commandent le respect.
--Vous croyez?
Il faudrait une grande actrice pour bien dire ce mot comme le dit la
jeune femme; mais le mari ne comprit pas.
III
Quelques jours après, Mme Léonce Falbert recevait à dîner, dans son
incomparable salle à manger des champs, le curé, le notaire, le
percepteur et le sous-lieutenant.
Elle s'étonna d'abord de trouver que ces gens-là n'étaient pas beaucoup
plus bêtes que les Parisiens. Il est vrai que le curé avait étudié au
séminaire de Saint-Sulpice, le notaire dans une étude de Paris et le
percepteur--c'était bien mieux--était né rue Richelieu et avait fait son
stage au ministère des finances. Je ne parle pas du sous-lieutenant, qui
portait bien sa tête et son sabre.
On dîna donc gaiement. Angèle trouva que le notaire n'était pas trop
timbré et que le percepteur nouait galamment sa cravate blanche. Le
curé n'avait pas trop prêché, parce qu'il buvait doctement. Le
sous-lieutenant se grisa.

Quant tout le monde fut parti:
--Eh bien! Angèle, je suis enchanté de tous les quatre;
recommencerons-nous?
--Toutes les semaines.
Ce fut avec le curé que le notaire fit la visite «de bonne digestion». Le
percepteur vint tout seul.
Tout justement Léonce venait de partir pour Paris. Aussi Angèle
retint-elle le visiteur pendant toute une heure. Était-ce pour lui ou pour
son frère?
Ce magistrat de la cote personnelle était un gamin de Paris qui cassait
les vitres sans savoir s'il les payerait. Il ne doutait
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 53
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.