Les douze nouvelles nouvelles | Page 7

Arsène Houssaye
l'aimait jusqu'aux abîmes. C'était l'âme de
son âme, là chair de sa chair, la vie de sa vie.
Dès qu'elle n'était plus sous sa main ou sous ses yeux, tout s'arrêtait en
lui, le mouvement de l'idée et le battement du coeur. Il se croyait dans
un Sahara sans oasis, il ne respirait plus que du feu. Et pourquoi
l'aimait-il?
Elle n'était ni belle ni jolie; pas même la beauté du diable; mais elle
avait du diable--je ne sais quoi de la perversité des filles d'Eve qui
donne le vertige à ceux que l'amour affole. Et puis elle avait des yeux!
Ces yeux pers, profonds comme la mer, entraînants comme la vague,
éclatants comme la tempête. Et puis, elle avait des lèvres rouges, des
framboises parfumées qui riaient sur ses dents aiguës. Et puis, elle avait
un sein provocant, qui donnait à sa désinvolture je ne sais quoi de
batailleur et de va-de-l'avant.

Quand il voyait ce sein, il tombait agenouillé et demandait à Angèle la
grâce d'y cueillir des fraises, expression que j'abandonne aux lettrés de
l'avenir.
Si toutes celles qui ne sont ni belles ni jolies n'étaient pas aimées, ce
serait un désastre sur la terre, qui ne vit que par l'amour.
Mais de qui parlons-nous?
J'oubliais. Nous parlons de monsieur et de madame Falbert, deux
jeunes mariés qui filent les derniers jours de leur lune de miel.
Je ne dresserai pas l'arbre généalogique des Falbert, non plus que celui
des Aymar, quoique tout le monde descende d'Adam et Eve, c'est-à-dire
que les hommes sont toujours plus ou moins trompés par les femmes.
Voilà la vraie noblesse héréditaire, puisque c'est la noblesse des
passions.
Léonce Falbert, licencié en droit, s'était marié à la veille de plaider sa
première cause. S'il s'était marié, ce n'était pas dans la préoccupation
d'avoir beaucoup d'enfants, mais parce qu'il avait rencontré dans une
petite fête mondaine Mlle d'Aymar, qui prenait tous les coeurs au
cotillon. Il n'y fit pas trop le chevalier de la triste figure. Il soupa à côté
d'elle, il la cajola par toutes les caresses de la causerie et des oeillades,
si bien que Mme Agnès dit à sa fille, quelques jours après:
--Sais-tu pourquoi tu es distraite? C'est parce que tu penses à M.
Léonce Falbert.
--Pas du tout, maman.
--Alors, s'il demandait ta main, tu lui dirais de repasser?
--Non, je lui dirais oui;
--Et pourquoi épouserais-tu plutôt qu'un autre M. Léonce Falbert?
--Par curiosité.

--Ah! je te reconnais bien là; tout ce que tu fais et tout ce que tu feras,
curiosité, curiosité, curiosité!
--Mais, maman, un roman que j'ai lu malgré toi m'a dit l'autre jour qu'il
fallait lire toutes les pages du livre de la vie.
--Ce roman, ma chère Angèle, ne parle pas comme un livre, mais
comme un roman; car il est dit aussi que, si la vie n'était pas un
mauvais livre, on ne s'y amuserait pas. J'espère que tu ne prends pas au
sérieux toutes ces bêtises-là?
Mlle Angèle ne répondit pas, mais elle pensa que, si sa mère pensait
ainsi, c'est qu'elle était revenue de ces «bêtises-là».
Si Mme d'Aymar avait parlé à sa fille de Léonce Falbert, c'est que le
matin même une amie était venue lui confier les espérances du futur
avocat.
--Futur avocat! s'écrie la mère; ma fille rêve de tous les palais, excepté
du Palais de Justice.
--Rassurez-vous, ma chère amie, M. Léonce Falbert n'est pas si bête
que de se planter devant un mur mitoyen; il sera avocat stagiaire, mais
ce sera le stage de la politique. Son père, qui est membre du conseil
général de son pays, le fera passer député aux prochaines élections
législatives.
--Quelle est son opinion?
--Il n'en a pas.
--Alors, je lui donne ma fille.
Vraie mère de famille! Elle comprenait qu'un homme politique qui n'a
pas d'opinion doit arriver à tout, quel que soit le gouvernement. Outre
que M. Léonce Falbert n'avait pas d'opinion, son père lui donnait
vingt-cinq mille livres de rente. Mme d'Aymar en donnait à peu près
autant à sa fille, si bien que les jeunes mariés pourraient faire bonne

figure dans le monde du palais et de la politique.
Le mariage se fit à trois semaines de là. On se demanda comment
Léonce, avec une si belle tête, avait pu s'amouracher d'un petit chafouin
comme Angèle; car elle eut beau balayer arrogamment l'église d'une
belle traîne de dentelle, nul ne dit au passage: La mariée est jolie. Seuls,
les charnels, les lascifs, les libertins louèrent la coupe de son sein.
«Cette belle coupe renversée,» disent les poètes. Les poètes disent
encore: «Un sein abondant.» Là, il eût fallu dire surabondant. Aussi les
mères des filles anémiques disaient-elles tout haut: «C'est scandaleux;
je ne permettrais pas à ma fille de pareilles avant-scènes.»
II
Cependant le marié entraîna la mariée,
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