Les derniers Iroquois | Page 5

Émile Chevalier
incapable de se servir désormais de ses mains.
Ils prirent la fuite, retraversèrent les steppes immenses qu'ils avaient franchis naguère bercés par des illusions si enivrantes, et retournèrent à Caughnawagha, au commencement de 1817.
--Ah! dit la Vipère-Grise, en remarquant le triste état de sa fille, Athahuata[5] m'avait prévenue que cette expédition serait fatale à ma famille, Athahuata ne trompe pas ceux qui ont foi en lui. Pourquoi mon fils ne m'a-t-il pas écoutée?
[Note 5: Divinité des sorciers Iroquois.]
Sans lui répondre, Nar-go-tou-ké abaissa un regard sombre et douloureux sur Ni-a-pa-ah; puis, relevant les yeux et étendant la main dans la direction de Montréal, qu'on apercevait dans le lointain, il s'écria:
--Là sont les destructeurs de ma race; là sont ceux qui ont fait pleurer celle qui est la joie et les délices de mon existence; là, Nar-go-tou-ké détruira ses ennemis; il fera pleurer à leurs femmes tous les pleurs de leurs yeux.
--Que mon fils prenne garde, qu'il prenne bien garde! dit la Vipère-Grise d'un accent prophétique. Atha?nsie[6] est irrité contre lui. Les Habits-Rouges[7] lui seront fatals: ils tueront jusqu'au dernier des Iroquois!
[Note 6: Divinité du mal.]
[Note 7: Les indiens nomment les Anglais Habits-Rouges ou Kingsors, corruption de King Georges (Roi Georges).]

CHAPITRE II
MONTRéAL
Trois cent vingt-sept ans se sont écoulés depuis que l'illustre Jacques Cartier foula, pour la première fois, le sol sur lequel s'élève aujourd'hui la ville de Montréal. Qui e?t osé prédire alors au pilote malouin que, bient?t, ces terres incultes, occupées par des bois inextricables, des landes marécageuses et par la chétive bourgade indienne connue sous le nom de Hochelaga, fructifieraient aux rayons vivificateurs de l'industrie et verraient surgir de leur sein une des opulentes cités du Nouveau-Monde? Qui e?t osé le prédire à M. de Maisonneuve, quand, un siècle plus tard à peine, il vint asseoir dans ces plaines les bases de la métropole actuelle du Canada? Aux deux intrépides aventuriers ne pourrions-nous appliquer le cri d'enthousiasme échappé à M. F.-X, Garneau eu parlant du premier?
?S'il était permis, aujourd'hui, à Jacques Cartier de sortir du tombeau pour contempler le vaste pays qu'il a livré, couvert de forêts et de hordes barbares, à l'entreprise et à la civilisation européenne, quel spectacle plus digne pourrait exciter dans son coeur l'orgueil d'un fondateur d'empire, le noble orgueil de ces hommes privilégiés dont le nom grandit, chaque jour avec les conséquences de leurs grandes actions. L'Amérique a cela de particulier qu'elle a été trouvée et qu'elle s'est faite ce qu'elle est, moins par les armes que par les travaux les plus productifs, et que c'est en séchant les larmes des malheureux que la persécution ou la misère chassait d'Europe, qu'elle assurait son bonheur et sa prospérité[8].?
[Note 8: Garneau, Histoire du Canada, t. 1, p. 21.]
Au mois de septembre 1535, Cartier, qui avait précédemment reconnu les bords du Saint-Laurent jusqu'au confluent de la rivière Saint-Charles avec ce fleuve, désire poursuivre ses explorations. Il remet à la voile, et, après une navigation de treize jours sur le grand fleuve, il débarque à Hochelaga, village algonquin situé à soixante lieues plus haut.
?Hochelaga, dit M. Garneau, se composait d'une cinquantaine de maisons en bois, de cinquante pas de long sur douze ou quinze de large, couvertes d'écorces cousues ensemble avec beaucoup de soin. Chaque maison contenait plusieurs chambres distribuées autour d'une grande salle carrée où la famille se tenait habituellement et faisait son ordinaire. Le village lui-même était entouré d'une triple enceinte circulaire palissadée, percée d'une seule porte fermant à barre. Des galeries régnaient en plusieurs endroits en haut de cette enceinte, et au-dessus de la porte, avec des échelles pour y monter et des amas de pierres déposées au pied pour la défense. Dans le milieu de la bourgade se trouvait une grande place[9].?
[Note 9: Garneau, Histoire du Canada, t. I, p. 23.]
Voilà le berceau de Montréal.
Les années fuient sur le cadran des ages, insensiblement, et malgré l'incurie si déplorable du gouvernement fran?ais, le Canada se peuple, Champlain commence la ville de Québec; des établissements se forment à Sillery, à Trois-Rivières[10], des missionnaires catholiques, la croix d'une main, la houe ou l'arquebuse de l'autre, se répandent partout, convertissant les Indiens, défrichant les terres, érigeant des fermes et des maisons d'éducation.
[Note 10: Voir la Huronne.]
Mais c'est en 1640 seulement que la richesse du site de Hochelaga attire l'attention. Ce site est une ?le longue de neuf lieues sur deux et demie de large environ. Une compagnie de négociants fran?ais se la fait concéder et y envoie un de ses membres, Paul de Chomedy, sieur de Maisonneuve, gentilhomme champenois, avec ordre d'y implanter une colonie.
?Il partit pour le Canada le coeur plein de joie. En arrivant, le gouverneur voulut en vain le fixer dans l'Ile d'Orléans[11], pour ne pas être exposé aux attaques des Iroquois; il ne voulut pas se laisser intimider par les dangers et alla, en 1617, jeter
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