Les derniers Iroquois | Page 4

Émile Chevalier
le deviner.
Mais il n'échappa point à Ni-a-pa-ah. Elle était femme et découvrit tout de suite la profonde impression que ses charmes avaient produite sur le chef facteur.
Craignant, avec une juste raison, les conséquences de cette impression, elle essaya d'entra?ner son mari dans une autre contrée. Malheureusement, Nar-go-tou-ké fut aveugle ou se crut assez fort pour lutter contre le commandant du poste.
Il dressa donc son wigwam sur la rive septentrionale du Fraser, en face du fort Langley.
Pendant quelques semaines, les relations entre les gens de la factorerie et les nouveaux venus furent pacifiques et amicales en apparence. Mais bient?t le chef blanc fit à Ni-a-pa-ah des propositions insultantes qui furent repoussées comme elles le méritaient. La passion de celui-ci s'accrut de tous les dédains qu'il re?ut. Voulant la satisfaire quoi qu'il en co?tat, il s'introduisit dans la tente de Nar-go-tou-ké, en son absence, et essaya de faire subir à sa femme le dernier des outrages.
Ni-a-pa-ah se défendit avec une énergie qui trompa l'attente du scélérat.
Il la quitta, la rage dans le coeur, et en jurant de se venger.
Cela ne lui était pas difficile; mais les vices ont peur de la lumière, et notre homme n'osa pas se confier à ses subordonnés pour le crime qu'il méditait.
Il s'adressa à Li-li-pu-i, le Renard-Argenté, chef d'un parti d'Indiens Grosses-Babines.
Li-li-pu-i ne demandait pas mieux que d'enlever la belle Ni-a-pa-ah. Il la connaissait, s'en était épris et la convoitait, depuis le moment où il l'avait vue pour la première fois. Mais, allié à là Compagnie de la baie d'Hudson, il n'avait pas voulu s'attirer la colère des Anglais, en s'emparant des deux Iroquois qui paraissaient être sous leur protection spéciale.
Sir William King ignorait cet intéressant détail. Il chargea Li-li-pu-i du rapt, et promit que, s'il réussissait, il lui donnerait une livre de poudre et une bouteille d'eau-de-feu.
Le sagamo accepta. Nar-go-tou-ké et sa femme, surpris au sein de leur sommeil, furent garrottés et entra?nés vers les loges des Grosses-Babines, sur les premières rampes du mont Baker.
Li-li-pu-i s'était engagé à faire périr Nar-go-tou-ké et à conduire Ni-a-pa-ah au chef facteur, dans une hutte de chasse que ce dernier possédait à vingt milles environ du fort Langley, près de l'ienhus[4] de ses alliés.
[Note 4: Village. Voir la Tête-Plate, les Nez-Percés.]
Toutefois, en route, Li-li-pu-i changea d'idée. Les attraits de l'Iroquoise lui tournèrent la tête. Au lieu de la mener à son rival, il prit la détermination de l'épouser.
Cette détermination fut aussit?t mise à exécution.
Avec la pointe de son couteau, Li-li-pu-i marqua Ni-a-pa-ah sur l'épaule, d'une figure de fer de flèche émoussé, signe de la servitude dans la Nouvelle-Calédonie tout aussi bien que dans la Colombie, et la petite fille de la Chaudière-Noire devint dès lors la femme esclave d'un Grosse-Babine.
Je laisse à penser quel fut le désespoir de Nar-go-tou-ké, témoin impuissant de la cérémonie. Sa douleur ne saurait être comparée qu'à celle de la désolée Ni-a-pa-ah. Mais la noble Iroquoise était bien résolue à se tuer plut?t que de se laisser souiller par son odieux ravisseur.
Un accident survenu à Li-li-pu-i, le soir même de son mariage, prévint cette funeste résolution.
Comme ils approchaient du village des Indiens, le cheval du chef s'emporta, et, après une course effrénée dans la montagne, il s'abattit sur son ma?tre.
Quand on releva Li-li-pu-i, il avait cessé de vivre. Suivant les usages des Grosses-Babines, le corps devait être br?lé sur un b?cher au milieu de la nuit suivante, et sa veuve devait prendre à l'incinération une part aussi active que dangereuse.
On sait comment Ni-a-pa-ah s'acquitta de cette horrible tache.
Lorsqu'elle eut recouvré ses sens, elle était enfermée et gardée à vue dans la cabane d'un de ses ennemis. A son cou pendait le sac qui contenait les cendres de Li-li-pu-i. Ce sac, si elle f?t restée parmi les Grosses-Babines, elle e?t, d'après la coutume, été condamnée à le porter ainsi pendant trois ans, avec défense de se laver ou d'apporter aucun soin à sa toilette. Le terme du deuil expiré, les parents du défunt se seraient livrés à de grandes réjouissances, et, après avoir déposé dans un coffret d'écorce de cèdre et fixé à une longue perche les restes du trépassé, dépouillant Ni-a-pa-ah de ses vêtements, ils l'auraient enduite de colle de poisson liquide et roulée sur un tas de duvet de cygne; le tout accompagné de danses, festins et tabagies. Enfin, la pauvre femme, ramenée en grande pompe chez elle, aurait joui de la permission de se remarier, si toutefois, comme le dit un voyageur, ?elle se f?t senti assez de courage pour s'aventurer à courir de nouveau le risque de br?ler vive ou d'endurer tous ces tourments.?
Mais Ni-a-pa-ah eut le bonheur d'échapper à ce surcro?t d'afflictions.
Nar-go-tou-ké n'avait été qu'étourdi par le coup de tomahawk. Resté esclave chez les Grosses-Babines, il parvint à leur arracher sa femme lorsqu'elle fut guérie de ses plaies, quoique hideusement défigurée et
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