Les cotillons célèbres | Page 7

Emile Gaboriau
ces
souvenirs importunaient Louis XIV.
C'est alors qu'il résolut de faire construire un palais à lui, un palais
qu'emplirait sa seule personnalité, où on le sentirait vivre encore dans
des siècles futurs.
Sur les ordres du roi on jeta les fondations de Versailles, lui-même

avait choisi l'emplacement.
C'était un désert, et tout y était à créer, «non-seulement les monuments
de l'art, mais la nature même.» C'est là précisément ce qui décida Louis
XIV.
«Il n'y a, dit M. Henri Martin, point de sites, point d'eau, point
d'habitants à Versailles: les sites, on les créera en créant un immense
paysage de main d'homme; les eaux, on les amènera de toute la contrée
par des travaux qui effraient l'imagination; les habitants, on les fera
pour ainsi dire sortir de terre en élevant toute une grande cité pour le
service du château. Louis se fera ainsi une cité à lui, dont il sera la vie.
Versailles et la cour seront le corps et l'âme d'un même être, tous deux
créés à même fin, pour la glorification du dieu terrestre auquel ils
devront l'existence.»
Le duc de Créqui appelait Versailles un favori sans mérite. Mais
n'était-ce pas un immense mérite que de n'en pas avoir et de devoir tout
au maître?
Versailles s'éleva comme par magie; sans compter on y prodigua la vie
des hommes et les richesses de la France. Que d'années de revenu
enfouies dans ces sables stériles[4]! Là s'épuisa le génie de l'époque,
l'industrie enfanta des miracles, l'art du temps dit son dernier mot.
[Note 4: Il est bon de se garder de toute exagération; les dépenses de
Versailles n'ont pas été si fantastiques qu'on l'a dit longtemps.
Saint-Simon parle de milliards, Mirabeau dit douze cents millions;
Volney imagine quatre milliards six cents millions! On peut mettre tout
un peuple sur la paille mais non lui prendre ce qu'il n'a pas; «Où il n'y a
rien, le roi perd ses droits.» On arrive, pièces en mains, à établir que les
dépenses de Versailles représentent environ six cents millions de notre
monnaie. C'est déjà monstrueux!]
On eut de l'eau, des fontaines jaillissantes, des forêts, arrachées toutes
venues aux plus belles forêts de la couronne; le marbre s'entassa sur le
marbre.

Mansard, Lebrun, Le Nôtre dirigeaient les travaux; l'oeuvre avançait.
Les bassins étaient creusés, et dans leur eau se miraient tous les dieux
de la mer, toutes les dryades des fontaines; un peuple de statues animait
les bosquets, tout l'Olympe.
Enfin le palais fut terminé. Il était à la taille du maître; des salles
immenses, des escaliers de géants. Autour du palais une ville était
sortie de terre, et l'on terminait les bâtiments si vastes où s'entassèrent
les ministères; les aides, les commis, tout l'attirail de la cour.
Louis XIV alors se mit au balcon qui regarde le soleil levant, et en
apercevant ce paysage splendide, ces jardins enchantés, ces pelouses,
ces bosquets, il se sentit le dieu de cet univers et put dire: «Je suis
content, je règne en paix.»
Alors, par toutes les fenêtres de son palais, il commença à jeter ce qui
restait de richesses à la France, et dans les cours les courtisans avides se
disputaient les dépouilles. Triste curée!
Versailles cependant, avec ses chambres sans nombre, ses casernes
babyloniennes, ses communs grands comme une cité, Versailles était
trop étroit encore pour loger cette foule oisive qui toujours et partout
entourait le roi; peuple privilégié au milieu d'un autre peuple, et qui
n'avait d'autres fonctions que de concourir à l'éclat du roi soleil. Prêtres
de ce dieu qui avait inventé un culte tout particulier à son usage, sorte
de liturgie païenne qui réglait minute par minute tous les mouvements
de l'idole, et décidait «la façon d'ôter une pantoufle ou de mettre un
bonnet[5].»
[Note 5: J'ai sous les yeux, en écrivant ce chapitre, le très-remarquable
travail de M. Eugène Pelletan, Décadence de la monarchie, «un livre
populaire, dit M. Michelet, très-piquant et très-véridique, qui, grâce à
Dieu, ira partout et restera.»]
Cette religion, savamment combinée, avait deux grands buts. Elle tenait
la noblesse à distance et donnait occasion de créer une foule de charges
d'autant plus recherchées qu'elles permettaient d'approcher davantage
de la personne royale.

Ces charges, qui se vendaient des sommes considérables, bien qu'elles
fussent une ruine pour les titulaires, étaient innombrables. Chaque acte
de la vie du roi justifiait un titre nouveau, depuis celui de grand
chambellan, jusqu'à celui de capitaine des levrettes.
On croit rêver véritablement, lorsque minute par minute, détail par
détail, on suit une des journées de Louis XIV, journée semblable à
toutes les autres, ordonnée avec une symétrie que nul événement ne
peut bouleverser.
Le cérémonial prend le roi au saut du lit, avec le médecin qui vient lui
faire tirer la langue et ne le quitte que lorsqu'il a mis sa couronne de
nuit et
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