Les cotillons célèbres | Page 6

Emile Gaboriau
exemple, leur façon de
vivre avec les femmes... je ne sais trop comment vous dire. On se
prenait, on se quittait, ou, se convenant, on s'arrangeait. Les femmes
n'étaient pas toutes communes à tous; ils ne vivaient pas pêle-mêle.
Chacun avait la sienne, et même ils se mariaient. Cela est hors de
doute.
«Ainsi, je trouve qu'un jour, dans le salon d'une princesse, deux
femmes, au jeu, s'étant piquées, comme il arrive, l'une dit à
l'autre:--Bon Dieu! que d'argent vous jouez, combien donc vous
donnent vos amants?--Autant, repartit celle-ci sans s'émouvoir, autant
que vous donnez aux vôtres. Et la chronique ajoute: Les maris étaient là;
elles étaient mariées; ce qui s'explique peut-être, en disant que chacune
était la femme d'un homme et la maîtresse de tous.
«Il y a de pareils traits en foule. Le roi eut un ministre, entre autres, qui
aimant fort les femmes, les voulut avoir toutes; j'entends celles qui en
valaient la peine; il les paya et les eut. Il lui en coûta. Quelques-unes se
mirent à haut prix, connaissant sa manie. Tant que voulant avoir aussi
celle du roi, c'est-à-dire sa maîtresse d'alors il la fit marchander, dont le
roi se fâcha et le mit en prison. S'il fit bien, c'est un point que je laisse à

juger; mais on en murmura. Les courtisans se plaignirent.--Le roi veut,
disaient-ils, entretenir nos femmes; coucher avec nos soeurs et nous
interdire ses.... Je ne veux pas dire le mot: mais ceci est historique, et si
j'avais mes livres, je vous le ferais lire.»
À ce tableau déjà si sombre, on pourrait ajouter bien d'autres traits
encore. Toutes les dépravations étaient représentées à cette cour
chevaleresque. La débauche allait le front levé, étalant dans les salons
dorés ses flétrissures qui n'étaient pas marques d'infamies. Les hommes
reprochaient aux femmes des passions renouvelées des mystères de la
bonne déesse; les femmes montraient du doigt en riant les partisans de
l'amour grec, fiers de compter dans leurs rangs Monsieur, le frère du roi
et les plus illustres de l'armée, Condé, Villars, d'Humières, le chevalier
de Lorraine, le cardinal de Bouillon et bien d'autres. Les femmes enfin
s'essayaient aux vices des hommes; et, au dire de la princesse Palatine,
s'adonnaient à l'ivrognerie. Mademoiselle de Mazarin se grisait au
champagne, madame de Montespan eût tenu tête à un mousquetaire, la
duchesse de Berry, qui préférait l'eau-de-vie, roulait ivre-morte sous la
table.
Malheureusement la dépravation n'était pas confinée à la cour; elle
allait de couche en couche gagnant la société tout entière, la noblesse
de robe, la bourgeoisie, le peuple; on assiste alors à une épouvantable
débâcle des moeurs.
Lorsque, pris de la peur de l'enfer que lui montrait madame de
Maintenon, Louis XIV songea sur ses vieux jours à faire pénitence,
tous les courtisans se grimèrent à l'exemple du maître, mais la morale
n'y gagna rien; l'hypocrisie doubla tous les autres vices, voilà tout. La
cour prit un air grotesquement béat et dévot. Tartufe eut ses grandes
entrées. On avait porté des plumes et des dentelles, on porta des
scapulaires et des chapelets. La galanterie s'affubla d'un cilice,
l'adultère coucha sur la cendre.
--Laurent, vite ma haire avec ma discipline.
* * * * *

Mais pour se faire une juste idée de Louis XIV au moment de son
apothéose, il est nécessaire de le suivre à Versailles. Versailles, c'est
son oeuvre à lui, sa création. Là tout le symbolise et le personnifie.
C'est son Olympe, son empyrée.
Depuis longtemps Louis XIV avait en haine toutes les résidences
royales. Il détestait Paris, qui lui rappelait la Fronde; Paris où gronde la
tempête populaire, où «l'ignoble peuple a faim et se plaint. Il n'aimait ni
Fontainebleau, ni Chambord, ni Compiègne, peuplés de légendes
royales, car il jalousait jusqu'à l'ombre de ses aïeux.»
Sa résidence habituelle, Saint-Germain, lui devenait de jour en jour
odieuse; au loin il apercevait les clochers de Saint-Denis, perpétuel
memento mori qui troublait l'ivresse de sa puissance. D'ailleurs à
Saint-Germain il avait passé sa jeunesse, il y avait aimé et pleuré avant
que d'être Dieu, et mille souvenirs s'y attachaient qui lui semblaient
nuisibles à sa majesté, à sa dignité, à sa gloire.
Un courtisan caustique, il y en avait, pouvait, aux dépens du maître, y
exercer son esprit en faisant à quelque ambassadeur étranger les
honneurs du château.
--Vous voyez ces gouttières? vingt fois Sa Majesté y courut au risque
de se rompre le cou.--C'est par cette cheminée qu'elle se glissait chez
les filles d'honneur.--Sa Majesté resta prise, ne pouvant avancer, ni
reculer, à cette lucarne que vous apercevez là-haut, une nuit qu'elle
allait en conter à une fille de cuisine.--Cette grille a été posée par
madame de Navailles, une duègne farouche, pour s'opposer aux
galantes entreprises de Sa Majesté.
Voilà pourtant ce que l'on pouvait dire, sans mentir, et tous
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