Les cotillons célèbres | Page 5

Emile Gaboriau

avoir, il faut mériter, demander. Concourir à l'éclat du trône, être un
rayon du soleil, voilà des titres.
A-t-on une fois goûté de cette vie, on n'en peut tolérer une autre; au
loin, en exil, à dix lieues de la cour, on se dessèche, on meurt. Nous ne
pouvons, à notre époque, comprendre cette existence féerique, ces
journées pleines d'enchantements: ces nuits enflammées, à peine, les
mémoires du temps à la main, pouvons-nous nous en faire une idée.
Chaque matin, quelque enchantement nouveau. Que sont auprès de ces
réalités les inventions des romanciers! Les décorateurs de Louis XIV,
les ordonnateurs de ses fêtes sont des hommes de génie. Spectacles,
ballets, promenades se succèdent sans relâche, à chaque instant le décor
change. Après la chasse, le bal, après le bal, le jeu; puis le théâtre qui se
crée, avec Lully, avec Molière, avec Racine.
Et pour animer, pour enfiévrer ce rêve, une élite incomparable de
femmes resplendissantes de beauté, étourdissantes d'esprit et de verve;
galantes, amoureuses, faciles; radieuses sous l'étincelant habit de
l'époque.
Au-dessus de tout cela plane le roi. Partout, il nous apparaît drapé dans
sa majesté et dans son orgueil. En lui tout se résume; il est l'image, les
autres sont le cadre.
Devant le roi les têtes se découvrent, les fronts se baissent, les genoux
se ploient. On n'admire plus, on adore. Acteur de génie en cela, Louis a
pris son rôle au sérieux, il inocule aux autres la robuste foi qui le
soutient. Ce que disent les flatteurs, ils le pensent; toutes les adulations
sont consciencieuses; le courtisan, chose étrange, peut dire la vérité.
«Nous sommes maintenant si cultivés, si raffinés, dit M. Michelet[3],
que nous revenons difficilement à l'intelligence de cette robuste

matérialité de l'incarnation monarchique. Ce n'est plus dans notre
époque actuelle, c'est au Thibet et chez le grand Lama qu'il faut étudier
cela.»
[Note 3: Louis XIV et la révocation de l'édit de Nantes. Paris 1860.]
Malheureusement, le revers de cette médaille si belle est terrible,
terrible surtout pour la monarchie. La noblesse qui, aujourd'hui encore,
admire Louis XIV, ne veut pas s'avouer qu'elle a été confisquée par lui.
M. Pelletan a pour peindre la conduite de Louis XIV une image
saisissante de vérité: «Le roi mit la noblesse à l'engrais, elle mangea et
ensuite elle mourut.»
Louis XIV, sans le savoir, fatalement, préparait et rendait possible la
révolution; Louis XVI innocent devait payer la dette du coupable. En
ruinant, en avilissant les grands seigneurs, en les mettant complétement
sous la dépendance du roi, il assurait sa tranquillité présente et son
égoïsme y trouvait son compte; mais il privait le trône de ses
défenseurs naturels, ou tout au moins il leur ôtait les moyens de le
secourir efficacement. Sans compter que pour subvenir à ce luxe, à ces
magnificences, pour venir en aide à la noblesse obérée par lui et pour
lui, il mit la France au pillage, l'accabla d'impôts, et enfin ne légua à
son successeur qu'une banqueroute honteuse.
Mais que dire des moeurs de cette cour si magnifique? «Là, disent
certains historiens, tout était admirable et chevaleresque.» À la surface,
peut-être, mais au fond? Étaient-ils si chevaleresques, ces
gentilshommes si plats avec le maître, si insolents avec tous les autres;
ces marquis avides qui assiégeaient le roi de demandes d'argent; ces
nobles qui volaient au jeu, ces ducs qui offraient aux plaisirs du
monarque leurs filles, leurs femmes ou leurs soeurs?
Et ce Louis XIV si sublime, quelle était sa façon d'agir? Il se découvrait
avec respect devant toutes les femmes, saluant, disent les mémoires,
jusqu'aux chambrières. Voilà qui est fort bien, mais comment était-il
avec la reine? avec ses maîtresses, il se conduisait comme rougirait de
le faire un valet de nos jours. Pour lui, les femmes ne furent jamais
qu'un joujou: il les prenait, les brisait, puis les jetait là, sans souci et

sans vergogne, jusqu'au jour où lui-même tomba aux mains de la veuve
Scarron.
À la cour de Louis XIV, les femmes tiennent une grande place; mais
leur rôle politique est fort effacé et tout occulte. Quant à leur conduite,
elle était ce qu'elle devait être près d'un prince qui glorifiait l'adultère et
ne rougissait pas de promener dans le même carrosse sa femme et deux
de ses maîtresses.
Un maître en l'art d'écrire, Paul-Louis Courier, nous a laissé sur ces
moeurs chevaleresques une page étincelante d'esprit et de verve, et bien
vraie cependant. «Imaginez, dit-il, ce que c'est. La cour.... Il n'y a ici ni
femmes ni enfants: écoutez. La cour est un lieu honnête, si l'on veut, et
cependant bien étrange. De celle d'aujourd'hui, je sais peu de nouvelles;
mais je connais, et qui ne connaît pas celle du grand roi Louis XIV, le
modèle de toutes, la cour par excellence.
«C'est quelque chose de merveilleux. Car, par
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