Les cotillons célèbres | Page 4

Emile Gaboriau
la honte serra la gorge de tous les hommes à genoux devant le
caprice du maître, ils ne purent trouver une parole. Quelle leçon que ce
silence! Le roi ne voulut pas la comprendre. Comme il avait traîné la
duchesse de Bourgogne, il traîna la duchesse de Berry à Fontainebleau.
Elle, aussi, accoucha d'un enfant mort et ne fut sauvée que par miracle.
On porta l'embryon aux caveaux de Saint-Denis, et tout fut dit pour
Louis XIV.

Et cependant, lorsqu'il était ainsi sans pitié, un mal mystérieux et
étrange frappait ceux de sa race. Le spectre sinistre de Locuste errait
dans les corridors sombres du palais, marquant d'un signe funèbre la
porte des enfants de Louis. Tout bas, en regardant autour de soi, on
parlait de poison et de meurtre. Les lèvres ne touchaient qu'en
tremblant à la coupe, l'épouvante s'asseyait aux banquets.
Chaque matin, les courtisans comptaient avec inquiétude ceux qui
survivaient de la famille royale, et chaque matin ils en trouvaient un de
moins. Si bien qu'il n'en resta plus qu'un seul, un enfant au berceau, qui
devait être Louis XV; encore on tremblait pour sa vie.
Louis XIV était seul. Il avait vu s'éteindre cette riche lignée; l'un après
l'autre étaient allés à Saint-Denis ses héritiers légitimes, tristes fruits
d'un devoir maussade et de la raison d'État. Seuls, les bâtards
prospéraient. Ils croissaient et multipliaient, se rangeaient autour du
trône et semblaient vouloir le prendre d'assaut. Les fils de l'amour et de
l'adultère avaient pris pour eux toute la force et toute la vie, il n'en était
plus resté pour les enfants de la reine.
Louis XIV assistait, ruine vivante, à cette grande désolation. «Les jours
où il perdait quelqu'un des siens, il allait à la chasse.»
Depuis longtemps la fortune l'avait abandonné. Les grands ministres
étaient morts, morts aussi les grands généraux qui fixaient la victoire,
morts tous ceux qui étaient les rayons du soleil, le génie de Louis XIV.
Nul alors ne lui volait sa gloire.--Il est vrai qu'il n'y avait plus de gloire.
De tous côtés, des nouvelles sinistres. Ce canon qu'on entend, annonce
une défaite; c'est l'Europe qui prend sa revanche.
L'infatuation du roi ne diminue pas encore. Il est seul debout au milieu
des débris des splendeurs passées; mais lui, c'est encore assez. Il croit
pouvoir faire face à tout, et il ne s'avoue son impuissance que le jour où,
après avoir envoyé son argenterie à la Monnaie, il est réduit à demander
la paix à genoux.
Quel châtiment! s'endormir dans le nuage et s'éveiller dans l'abîme.

Mais de quoi pouvait se plaindre Louis XIV! N'avait il pas, bien des
années auparavant, assisté, tranquille et fier, à son apothéose?
* * * * *
L'oeuvre capitale de Louis XIV, son chef-d'oeuvre, ce fut l'organisation
de sa cour, de cette cour qui absorbait la France et qui s'absorbait
elle-même dans le roi. Quelle admirable science de détail, quel art,
quelle patience! Chaque jour le roi ajoute un rouage nouveau, une
combinaison ingénieuse, et il arrive enfin à élever cette prodigieuse
machine, si savante, si compliquée, et qu'il gouverne avec une si
souveraine habileté.
Continuateur du programme de Richelieu, qui sans pitié frappait la
féodalité, Louis XIV prit un moyen bien autrement sûr que la force.
Organisant un vaste système d'embauchage, il enrégimenta à son
service toute la haute noblesse. Il y avait des grands seigneurs avant lui,
après il n'y eut plus que des courtisans.
La noblesse n'essaya pas de résister, la tentative avortée de la Fronde
lui avait démontré son impuissance. Elle courba le front et passa
volontiers sous les fourches caudines de la volonté royale. Plus
d'existences féodales, la maison du roi absorbe toutes les grandes
maisons, les princes eux-mêmes ne sont plus que les domestiques, dans
l'ancienne acception du mot.
Du roi seul viennent les grâces, les faveurs, les richesses. Voilà
pourquoi il faut vivre près du roi. On ne se chauffe bien que près du
soleil. Tout a été calculé pour servir la monarchie aux dépens de
l'aristocratie; les grands seigneurs n'ont plus aucune part au pouvoir, et
comme fiche de consolation on leur donne des titres honorifiques, des
grades dans l'armée, des ordonnances de comptant, des cordons et des
justaucorps à brevet.
L'intérêt seul, cependant, ne guide pas la noblesse. Le roi, pour la
retenir près de lui, a bien d'autres moyens. La cour est l'empyrée
terrestre où se réunissent tous les plaisirs et tous les enchantements. Ne
pas y vivre, c'est ne vivre pas. Est-on absent huit jours, on revient

ridicule, et être ridicule est ce qu'on redoute avant tout.
Être absent de la cour, c'est être oublié: on n'est plus là aux jours où les
faveurs pleuvent. Veut-on des grâces, il faut savoir se mettre sous la
gouttière; c'est le talent du courtisan, l'étude de tous ses instants. Pour
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