virginal, ne vivons plus chacun de notre côté. Je vous
assure que je puis très bien me contenter du peu que vous avez, comme
vous vous en contentez vous-même. Vous êtes heureux, je veux être
heureuse avec vous. Je vous parle du fond de mon coeur. Ne travaillez
plus seul, réunissons nos efforts dans la lutte. Mon cher Michel, ce n'est
pas bien à moi de vous cacher ce dont vous n'avez aucun soupçon, ce
qui fait le malheur de ma vie. Ma mère... sans considérer que ce que
vous avez perdu vous l'avez perdu pour moi et parce que vous avez cru
à mon affection... ma mère veut que je fasse un riche mariage et elle ne
craint pas de m'en proposer un qui me rendrait misérable. Je ne puis
souffrir cela, car le souffrir ce serait manquer à la foi que je vous ai
donnée. Je préfère partager votre travail de tous les jours, plutôt que
d'aspirer à une brillante fortune. Je n'ai pas besoin d'une meilleure
maison que celle que vous pouvez m'offrir. Je sais que vous travaillerez
avec un double courage et une plus douce espérance, si je suis tout
entière à vous... que ce soit donc quand vous voudrez.»
Je fus, en effet, dans le ravissement ce jour-là; nous nous mariâmes peu
de temps après, et je conduisis ma femme sous mon heureux toit. Ce fut
le commencement de la belle résidence dont je vous ai parlé; le château
où nous avons, depuis lors, toujours vécu ensemble, date de cette
époque. Tous nos enfants y sont nés. Notre premier enfant fut une
petite fille, aujourd'hui mariée, et que nous nommâmes Christiana
comme sa mère. Son fils ressemble tellement au petit Franck, que j'ai
peine à les distinguer l'un de l'autre.
C'est encore une idée erronée que celle qu'on s'est faite de la conduite
de mon associé à mon égard. Il ne commença pas à me traiter
froidement, comme un pauvre imbécile, lorsque mon oncle et moi nous
eûmes cette querelle si fatale. Il n'est pas vrai, non plus, que, par la
suite, il parvint graduellement à s'emparer de notre maison de
commerce et à m'éliminer; au contraire, il fut un modèle d'honneur et
de probité.
Voici comment les choses se passèrent: Le jour où mon oncle me
donna mon congé, et même avant l'arrivée de mes malles (qu'il renvoya,
port non payé), je descendis au bureau que nous avions au bord de la
Tamise, et, là, je racontai à John Spatter ce qui venait d'avoir lieu. John
ne me fit pas cette réponse que les riches parents étaient des faits
palpables, tandis que l'amour et le sentiment n'étaient que clair de lune
et fiction; non, il m'adressa ces paroles:
-- Michel, nous avons été à l'école ensemble, j'avais le tact d'obtenir de
meilleures places que vous dans la classe, et de me faire une réputation
de bon écolier.
-- Cela est vrai, John, répondis-je.
-- Quoique j'empruntasse vos livres et les perdisse, dit John; quoique
j'empruntasse l'argent de vos menus plaisirs et ne le rendisse jamais;
quoique je vous revendisse mes couteaux et mes canifs ébréchés plus
cher qu'ils ne m'avaient coûté neufs; quoique je vous fisse payer les
carreaux de vitres que j'avais brisés...
-- Tout cela ne vaut pas la peine qu'on en parle, John Spatter,
remarquai-je, mais tout cela est vrai.
-- Quand vous vous fûtes établi dans cette maison de commerce, qui
promet si bien de prospérer, poursuivit John, je vins me présenter à
vous après avoir vainement parcouru toute la Cité pour trouver un
emploi, et vous me fîtes votre commis.
-- Tout cela ne vaut pas la peine qu'on en parle, mon cher John Spatter,
répétai-je; mais tout cela est encore vrai.»
John Spatter reprit sans être arrêté par mon interruption: -- Puis, quand
vous reconnûtes que j'avais une bonne tête pour les affaires et que
j'étais vraiment utile à votre maison, vous ne voulûtes pas me laisser
simplement votre commis, et bientôt vous pensâtes n'être que juste en
me faisant votre associé.
-- À quoi bon rappeler encore ces circonstances, John Spatter?
m'écriai-je. J'appréciais, j'apprécie toujours votre capacité, supérieure à
la mienne.»
John, à ces mots, passa son bras sous le mien, comme il avait coutume
de le faire à l'école, et, les yeux tournés vers le fleuve, nous pûmes, à
travers les croisées de notre comptoir en forme de proue; remarquer
deux navires qui voguaient de conserve avec la marée, à peu près
comme nous descendions nous-mêmes amicalement le fleuve de la vie.
Nous fîmes mentalement, tous les deux, la même comparaison en
souriant, et John ajouta:
-- Mon ami, nous avons commencé sous ces heureux auspices; qu'ils
nous accompagnent pendant tout la reste: du voyage, jusqu'à, ce que le
but commun soit atteint; marchons toujours d'accord, soyons toujours

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