Les contemporains, première série | Page 6

Jules Lemaître
Il n'y a que le lyrisme descriptif où soient
applicables les procédés de composition que M. de Banville croit
universels; où la rime soit, en effet, l'alpha de l'inspiration poétique, les
belles chevilles en étant l'oméga. L'exclusive adoration de la rime le
condamnait donc à ce genre et, comme il n'avait d'ailleurs pour toute
idée et pour toute philosophie qu'un grand amour de la beauté plastique,
les sujets s'imposaient d'eux-mêmes.
Quelles sont les plus belles choses et les plus dignes d'être rajeunies et
«illustrées»? Ce sont évidemment les adorables histoires de la
mythologie grecque; ce sont les dieux et les déesses antiques. Mais l'art
grec vaut surtout par la pureté des lignes: la Renaissance a mieux connu
la magie des couleurs. M. de Banville fera donc passer la procession
des dieux par l'atelier de Titien et par le vestiaire de Rubens. Et quelle

est la façon la plus pittoresque de comprendre et de mener la vie?
N'est-ce pas celle des comédiens ambulants, des poètes aventuriers et,
par delà, des gymnastes étincelants de paillons, vainqueurs des lois de
la pesanteur? Et quelle est la plus reluisante image d'un poète? N'est-ce
pas celle d'un beau jeune homme en pourpoint, couronné de roses, armé
d'une vraie lyre, entouré de belles femmes, et en qui réside un dieu? La
comédie italienne aussi est une fort jolie chose. Et les contes et les
féeries sont de délicieux divertissements. Paris enfin et ses
Champs-Élysées offrent, certains soirs, des spectacles glorieux, et la vie
moderne et les «hétaïres» d'aujourd'hui ne sont point dépourvues
d'élégance. M. de Banville devait donc écrire les Cariatides, les
Stalactites, les Exilés, les Princesses, Florise, Riquet à la Houppe et la
Malédiction de Cypris.
Il n'a pas inventé tous les cultes qu'il célèbre. Si pourtant on cherchait
quelles sont ses prédilections les plus originales au moins par le degré,
on trouverait que c'est l'adoration de Ronsard transfiguré, une profonde
estime pour Tabarin, beaucoup de considération pour les poètes
inconnus du temps de Louis XIII, et l'admiration des comédiens errants,
des clowns et des danseuses de corde. Il déplore aussi que le théâtre
moderne n'ait point gardé la parabase et qu'il admette des personnages
en habit noir; il pense que la comédie sera lyrique ou ne sera pas; il
compose des odes dialoguées en rimes riches qu'il prend pour du
théâtre; et un beau jour il écrit une féerie pour le plaisir de mettre dans
la bouche de Riquet à la Houppe et de la princesse Rose des stances
imitées de celles du Cid et de Polyeucte. Enfin, pour noter en passant
ses antipathies essentielles, il a manifesté toute sa vie, à l'endroit de
«monsieur Scribe» et des «normaliens», un mépris souverain et qui
vous désarme à force d'être sincère et naturel, un mépris de poète
lyrique.
Ses poésies sont donc des suites d'apothéoses, de «gloires», comme on
disait autrefois. Sa vocation de «décorateur» éclate dès son premier
volume: voyez, dans la Voie lactée, l'apothéose des poètes, et, dans le
Songe d'hiver, celle des don Juan et des Vénus. Et dans les Exilés, son
meilleur recueil, ce sont encore les mêmes procédés et les mêmes effets,
avec plus de sûreté et de maîtrise. Des tableaux éclatants et monotones;

une façon de décrire qui ne ramasse que les tons et les traits généraux,
mais qui les met en pleine lumière, avec une insistance, une
surabondance, une magnificence hyperboliques. Cela est souvent très
beau et donne vraiment l'impression d'un monde surhumain, d'un
Olympe ou d'un Éden nageant dans la gloire et dans la clarté. Ces deux
mots reviennent souvent, et aussi les ors, les pourpres, les lis, les roses,
le lait, le sang, la flamme, la neige, les diamants, les perles, les étoiles.
Je ne parle pas des «seins», généralement «aigus» ou «fleuris» ou
«étincelants»: il en a de quoi meubler tous les harems de l'Orient et de
l'Occident. Il fait certainement de tous ces mots ce que d'autres n'en
feraient pas: il y fait passer, comme dit Joubert, «le phosphore que les
grands poètes ont au bout des doigts». Il a eu même la puissance
d'imposer à certains mots un sens nouveau et splendide. Ainsi: extasié
(dont il abuse), vermeil, sanglant, farouche, etc. Par cette magie des
mots on peut dire qu'il a «polychromé» les dieux grecs, qu'il a animé la
noblesse de leurs contours de la vie ardente des couleurs et qu'il leur a
soufflé une ivresse.
Des pièces comme l'Exil des Dieux et le Banquet des Dieux sont
peut-être ce qui dans notre poésie rappelle le mieux les grandes et
somptueuses compositions de Véronèse. Hercule «effrayant d'un
sourire vermeil» le sanglier d'Erymanthe et le traînant de force à la
lumière (le Sanglier); l'Amour malade à qui Psyché souffle son âme
dans un long baiser et qui, tandis qu'elle en meurt, s'élance dans le bois
sans
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