Les contemporains, première série | Page 5

Jules Lemaître
tout l'univers le pied qui peut
seul chausser l'invraisemblable pantoufle de Cendrillon, elle fait,
chemin faisant, de délicieuses découvertes.
III
Nous arrivons ainsi à la troisième «idée» de M. de Banville, à sa
théorie de la rime, si spirituellement exposée dans son Petit traité de
versification française. En voici les axiomes essentiels:
La rime est l'unique harmonie des vers et elle est tout le vers... On
n'entend dans un vers que le mot qui est à la rime... Si vous êtes poète,
vous commencerez par voir distinctement dans la chambre noire de
votre cerveau tout ce que vous voudrez montrer à votre auditeur et, en
même temps que les visions, se présenteront spontanément à votre
esprit les mots qui, placés à la fin du vers, auront le don d'évoquer ces
mêmes visions pour vos auditeurs... Si vous êtes poète, le mot type se
présentera à votre esprit tout armé, c'est-à-dire accompagné de sa rime...
Ceci est une loi absolue, comme les lois physiques: tant que le poète
exprime véritablement sa pensée, il rime bien; dès que sa pensée
s'embarrasse, sa rime aussi s'embarrasse, traînante et vulgaire, et cela se
comprend du reste, puisque pour lui pensée et rime ne sont qu'un... Le
reste, ce qui n'a pas été révélé, trouvé ainsi, les soudures, ce que le
poète doit rajouter, pour boucher les trous avec sa main d'artiste et
d'ouvrier, est ce qu'on appelle les chevilles... Il y a toujours des
chevilles dans tous les poèmes.

Voilà qui est explicite et radical. La poésie est un exercice de
bouts-rimés, mais de bouts-rimés choisis par le poète au moment de
l'inspiration--et reliés par des chevilles, mais par des chevilles
intelligentes.
La rime est si bien, pour M. de Banville, «tout le vers», qu'il abolit, afin
qu'elle reste toute seule sur les décombres de l'alexandrin, les antiques
et vénérables règles du rythme, et qu'il supprime le repos même de
l'hémistiche, si normal, si légitime, si nécessaire (à de certaines
conditions qu'il serait trop long de déterminer). Et cela lui permet
d'écrire avec une liberté tout olympienne:
. . . . . . . . Et je les vis, | assises Dans leur gloi | re, sur leurs trônes d'or |
ou debout, | Reines de clarté | dans la clarté. | Mais surtout, etc...
ou bien:
. . . . . . . . Et, triomphant sans vaines Entra | ves, ses beaux seins aigus
montraient leurs veines D'un pâle azur...
ou encore:
Et, secouant ses lourds cheveux épars, | aux fines Lueurs d'or, | elle dit
ces paroles divines.
Et il ne s'aperçoit pas qu'à moins d'une accentuation iroquoise, qui
amuse dans des vers burlesques mais qui serait déplaisante ici, la rime,
à laquelle il a tout sacrifié, disparaît elle-même par cette suppression du
rythme traditionnel.
Il y a pourtant, dans cette paradoxale théorie sur la rime, sur son rôle,
sur la manière dont elle nous vient, une assez grande part de vérité. Ou
plutôt cette théorie est vraie pour M. de Banville: c'est sa propre
pratique érigée en précepte. Mais aussi je conçois très bien une marche
de composition absolument inverse: la rime trouvée la plupart du temps
à la fin, non au commencement; les «vers nécessaires» surgissant
d'abord en grand nombre et presque sans préoccupation de la rime, puis
accouplés ou reliés par un travail de patience et d'adresse. La rime alors

ne joue qu'un rôle subordonné. Tous les mots éclatants ne sont pas à la
fin du vers. Même les classiques y plaçaient volontiers des mots effacés,
estimant que la poésie est dans le vers tout entier et dans le rythme
aussi bien que dans la rime, et craignant sans doute que la rime ne tirât
tout le vers à elle, ne le dévorât, et aussi que son opulence ne sentît trop
le tour de force. Quand La Harpe condamnait chez Roucher, comme
rimes trop voyantes, flèche et brèche, je foule et en foule, il était en
plein dans la tradition classique. On laissait ces amusettes au genre
burlesque: Racine ne se les permettait que dans la farce des Plaideurs.
La rime, pour ces patriarches, ne servait qu'à marquer la mesure: M. de
Banville leur ferait l'effet d'un musicien qui, pour la marquer plus
fortement, mettrait à chaque fois un point d'orgue et un coup de grosse
caisse, et qui, dans les intervalles, soignerait médiocrement sa phrase
mélodique.
Ces anciens hommes auraient tort. La vérité, c'est qu'il y a au moins
deux manières de faire les vers (et qui se peuvent combiner): une à
l'usage des poètes dramatiques, élégiaques, philosophes, et, en général,
des poètes qui analysent et qui pensent: et une autre pour les poètes qui
n'ont que des yeux, pour les lyrico-descriptifs. Et c'est celle-là que M.
de Banville a merveilleusement définie.
IV
Et voyez comme tout se tient.
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