effet reine, maîtresse et génératrice.
Pour moi, je ne m'en plains pas; mais il est certain que ces tentatives
peuvent être appréciées fort diversement. La rime a un charme propre
et qui se suffit: on le voit par certaines chansons populaires et par ces
rondes d'enfants où il n'y a que des assonances et aucune idée suivie.
(Ainsi la poésie savante rejoint la plus élémentaire.) Ceux qui sentent
profondément ce charme aimeront ces bijoux poétiques où un goût
raffiné, une grâce moderne peut se mêler aux complications sauvages
de la forme. Mais les honnêtes gens nés prosateurs n'y comprendront
jamais rien et il se trouvera même, je crois, des poètes authentiques qui,
tout en s'expliquant la prédilection de M. de Banville, ne la partageront
point.
--La rime, diront-ils, est chose adorable, mais non peut-être en soi. Il
faut que les divers arrangements de rimes vaillent ce qu'ils ont coûté. Il
faut que la rime ne soit là que pour ajouter à la force du sentiment ou de
la pensée, non pour les éliminer ou, à tout mettre au mieux, pour les
susciter au hasard. Le plaisir que donnent l'entrelacement des belles
consonances et la difficulté vaincue ne saurait compenser tout seul ni
l'absence d'idée ou d'émotion, ni le manque de dessein, d'ordre et
d'enchaînement.
Il faut aussi que les combinaisons de rimes aient une raison d'être. On
comprend pourquoi les rimes se croisent ou s'embrassent dans le
quatrain ou le sixain; on comprend la constitution du sonnet: il y a là
des symétries fort simples. Mais pourquoi le rondeau a-t-il treize vers?
Pourquoi le second couplet du rondeau n'en a-t-il que trois? Pourquoi, à
la fin du rondel, ne répétez-vous que le premier vers du refrain? On
avait réponse à cela autrefois, s'il est vrai que ces petites pièces se
chantaient: elles étaient calquées sur une mélodie, sur un air de danse.
Mais, maintenant qu'on ne les chante plus, ces combinaisons nous
semblent absolument arbitraires. Ce sont tours de force gratuits.
Et ces tours de force sont tels qu'on ne peut presque jamais les exécuter
avec assez de perfection pour exciter l'applaudissement. La petite
ballade a quatorze, six et cinq rimes semblables; la double ballade en a
vingt-quatre, douze et sept; la grande ballade, onze, neuf, six et cinq; le
chant royal, dix-huit, douze, dix et sept; le rondeau, huit et cinq; le
rondel, cinq et cinq. Qu'en résulte-t-il? Dans la plupart des ballades il
n'y a de vers «nécessaires», de vers dictés, imposés par une idée ou un
sentiment initial, que celui du refrain et un vers, au plus, pour chacune
des autres rimes, en tout trois ou quatre vers. (Et que dire de la
villanelle ou du rondeau?) Les autres vers, étant commandés par la rime,
sont ce qu'ils peuvent, se rattachent tant bien que mal à l'idée principale.
Et ainsi la tâche, à force d'être difficile, redevient facile. Ces cadres
bizarres sont tellement malaisés à remplir qu'on permet au rimeur d'y
mettre n'importe quoi; et dès lors c'est la cheville légitimée, glorifiée,
triomphante. Il n'y a pas là de quoi être si fier. Prenez une ballade de M.
de Banville, une ballade sonore, à rimes éclatantes, mais où tous les
vers, sauf deux ou trois, pourraient être changés; prenez d'autre part une
«tirade» de Racine avec ses rimes banales, effacées, aux sonorités
modestes (aimer, charmer, maîtresse, tristesse), mais où tous les vers
sont «nécessaires», où il semble qu'on n'en pourrait enlever ni modifier
un seul: même à ne considérer les deux morceaux que comme des
«réussites», quelle est, à votre avis, la plus étonnante, la plus incroyable,
la plus merveilleuse?
Mais le philistin qui parlerait ainsi prouverait simplement qu'il a du bon
sens et qu'il préfère à tout la raison. Que de choses M. de Banville
aurait à répondre! Quand, il y a dans un morceau trop de «vers
nécessaires», c'est donc que toute fantaisie en est absente. Ce n'est plus
de la poésie, c'est de l'éloquence, c'est ce que Buffon appelait des vers
beaux comme de belle prose. Il faut en effet de l'imprévu et du hasard
dans la poésie lyrique; il y faut de l'inutile, du surabondant, une
floraison de détails aventureux. Et justement c'est la détermination
rigoureuse de la forme prosodique qui permet l'imprévu des pensées et
des images: et de là un double plaisir. Le poète qui commence sa
ballade ne sait pas trop ce qu'il y mettra: la rime, et la rime toute seule,
lui suggérera des choses inattendues et charmantes, auxquelles il
n'aurait pas songé sans elle, des choses unies par des rapports lointains
et secrets, et qui s'enchaîneront avec un peu du désordre d'un rêve. En
somme, rien de plus suggestif que ces obligations étroites des petits
poèmes difficiles: ils contraignent l'imagination à se mettre en
campagne et, tandis qu'elle cherche dans
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