Les chansons de Bilitis | Page 8

Pierre Louÿs
Reine stérile et
sans sourire!
« Kokhlis, fille de Thrasymakhos, est malade, et dangereusement. Ne la
rappelle pas encore. Tu sais qu'elle ne peut t'échapper: un jour, plus
tard, tu la prendras.
« Mais ne l'entraîne pas si vite, ô Dominatrice invisible! Car elle
pleure sa virginité, elle te supplie par nos prières, et nous donnerons
pour la sauver trois brebis noires non tondues. »

28 -- LA PARTIE D'OSSELETS
Comme nous l'aimions tous les deux, nous l'avons joué aux osselets. Et
ce fut une partie célèbre. Beaucoup de jeunes filles y assistaient.
Elle amena d'abord le coup des Kyklôpes, et moi, le coup de Solôn.
Mais elle le Kallibolos, et moi, me sentant perdue, je priais la déesse!
Je jouai, j'eus l'Epiphénôn, elle le terrible coup de Khios, moi
l'Antiteukhos, elle le Trikhias, et moi le coup d'Aphroditê qui gagna
l'amant disputé.
Mais la voyant pâlir, je la pris par le cou et je lui dis tout près de
l'oreille (pour qu'elle seule m'entendit): « Ne pleure pas, petite amie,
nous le laisserons choisir entre nous. »

29 -- LA QUENOUILLE
Pour tout le jour ma mère m'a enfermée au gynécée, avec mes soeurs
que je n'aime pas et qui parlent entre elles à voix basse. Moi, dans un
petit coin, je file ma quenouille.
Quenouille, puisque je suis seule avec toi, c'est à toi que je vais parler.
Avec la perruque de laine blanche tu es comme une vieille femme.
Écoute-moi.
Si je le pouvais, je ne serais pas ici, assise dans l'ombre du mur et filant
avec ennui: je serais couchée dans les violettes sur les pentes du
Tauros.
Comme il est plus pauvre que moi, ma mère ne veut pas qu'il m'épouse.
Et pourtant, je te le dis: ou je ne verrai pas le jour des noces, ou ce
sera lui qui me fera passer le seuil.

30 -- LA FLÛTE DE PAN
Pour le jour des Hyacinthies, il m'a donné une syrinx faite de roseaux
bien taillés, unis avec de la blanche cire qui est douce à mes lèvres
comme du miel.
Il m'apprend à jouer, assise sur ses genoux; mais je suis un peu
tremblante. Il en joue après moi, si doucement que je l'entends à peine.
Nous n'avons rien à nous dire, tant nous sommes près l'un de l'autre;
mais nos chansons veulent se répondre, et tour à tour nos bouches
s'unissent sur la flûte.
Il est tard, voici le chant des grenouilles vertes qui commence avec la
nuit. Ma mère ne croira jamais que je suis restée si longtemps à
chercher ma ceinture perdue.

31 -- LA CHEVELURE
Il m'a dit: « Cette nuit, j'ai rêvé. J'avais ta chevelure autour de mon
cou. J'avais tes cheveux comme un collier noir autour de ma nuque et
sur ma poitrine.
« Je les caressais, et c'étaient les miens; et nous étions liés pour
toujours ainsi, par la même chevelure la bouche sur la bouche, ainsi
que deux lauriers n'ont souvent qu'une racine.
« Et peu à peu, il m'a semblé, tant nos membres étaient confondus, que
je devenais toi-même ou que tu entrais en moi comme mon songe. »
Quand il eut achevé, il mit doucement ses mains sur mes épaules, et il
me regarda d'un regard si tendre, que je baissai les yeux avec un
frisson.

32 -- LA COUPE

Lykas m'a vue arriver, seulement vêtue d'une exômis succincte, car les
journées sont accablantes; il a voulu mouler mon sein qui restait à
découvert.
Il a pris de l'argile fine, pétrie dans l'eau fraîche et légère. Quand il l'a
serrée sur ma peau, j'ai pensé défaillir tant cette terre était froide.
De mon sein moulé, il a fait une coupe, arrondie et ombiliquée. Il l'a
mise sécher au soleil et l'a peinte de pourpre et d'ocre en pressant des
fleurs tout autour.
Puis nous sommes allés jusqu'à la fontaine qui est consacrée aux
nymphes, et nous avons jeté la coupe dans le courant, avec des tiges de
giroflées.

33 -- ROSES DANS LA NUIT
Dès que la nuit monte au ciel, le monde est à nous, et aux dieux. Nous
allons des champs à la source, des bois obscurs aux clairières, où nous
mènent nos pieds nus.
Les petites étoiles brillent assez pour les petites ombres que nous
sommes. Quelquefois, sous les branches basses, nous trouvons des
biches endormies.
Mais plus charmant la nuit que toute autre chose, il est un lieu connu
de nous seuls et qui nous attire à travers la forêt: un buisson de roses
mystérieuses.
Car rien n'est divin sur la terre à l'égal du parfum des roses dans la
nuit. Comment se fait-il qu'au temps où j'étais seule je ne m'en sentais
pas enivrée?

34 -- LES REMORDS
D'abord je n'ai pas répondu, et j'avais la
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