Les aventures de M. Colin-Tampon | Page 6

Jules Girardin
on verra après!

IX
L'inventeur du bouton inamovible serait peut-être resté dans la même
pose jusqu'au jugement dernier, si l'ennemi n'eût «dessiné, comme on
dit, un mouvement offensif».
L'instinct de la conservation, si puissant chez tous les êtres vivants,
chez le roi de la création comme chez tous les autres, fit que l'inventeur
du bouton inamovible dessina un mouvement de retraite à reculons.
L'ours, ayant fait dix pas en avant, s'arrêta; le roi de la création s'arrêta
aussi, après avoir fait dix pas en arrière.
L'ours se remit en marche, le roi de la création s'éloigna, toujours à
reculons, et s'arrêta quand l'ennemi s'arrêta. En termes militaires, cela
s'appelle, je crois, «se retirer en bon ordre».
Mais n'abusons pas des termes. Si le roi de la création faisait face à
l'ennemi, c'est qu'il avait une peur Horrible que l'ennemi ne lui sautât
sur le dos dans le cas où il le perdrait de vue un seul instant; s'il reculait
à pas comptés au lieu de fuir à toutes jambes, c'est qu'il craignait qu'un
mouvement trop brusque ne fût considéré par l'ennemi comme une
invitation à le poursuivre. M. Colin-Tampon avait entendu dire par sa
nourrice que les loups ne se jettent sur les voyageurs que quand les
voyageurs font mine de se sauver. Il pensait que ce qui était vrai pour
les loups était peut-être vrai pour les ours aussi, et il agissait en
conséquence.

Un spectateur plus désintéressé dans la question et plus maître de
lui-même que ne l'était M. Colin-Tampon, aurait peut-être remarqué
que les regards de l'ours étaient fixés sur un objet placé derrière M.
Colin-Tampon, et non pas sur le conseiller municipal lui-même. Ses
haltes successives témoignaient, en réalité, que son âme d'ours était en
proie à l'hésitation.
Il souriait par moments, en voyant que le chasseur et le chien, au lieu
de lui barrer le passage et de l'empêcher d'atteindre l'objet de sa
convoitise, reculaient peu à peu et semblaient ainsi l'inviter à
s'approcher sans faire tant de cérémonies.
M. Colin-Tampon, lui, se figurait que Martin avait soif de sang humain,
tandis que Martin guignait tout le temps les pommes vermeilles d'un
pommier vers lequel M. Colin-Tampon battait en retraite sans le voir,
puisqu'il lui tournait le dos.
[Illustration: Martin se mit sur son séant.]
Quand le chasseur et le chien furent au pied de l'arbre, Martin s'arrêta,
se mit sur son séant, passa à plusieurs reprises sa patte gauche sur son
estomac, renifla avec violence et ouvrit une gueule démesurée d'où
sortit un rugissement de joie.
Quels crochets! messeigneurs, quels crochets!
M. Colin-Tampon pensa que sa dernière heure était venue; ses forces
l'abandonnèrent subitement et il tomba en arrière; il avait lâché son
arme inutile, et il avait fait voler ses lunettes dans l'espace, par la
violence du coup qu'il avait appliqué sur son chapeau, près de choir.
Azor, affolé, tomba à la renverse comme son maître.

X
De sa vie ni de ses jours, Martin n'avait vu un conseiller faire la
cabriole et montrer au ciel les semelles de ses bottes. Il faut croire qu'il
avait le sens du comique, car il se mit à rire ou du moins il fit une
grimace qui ressemblait à un sourire. Ses lèvres s'étaient retroussées, il
montrait toutes ses dents, et il clignait ses yeux clairs d'un air de
connaisseur.
Un seul point le tenait embarrassé: que signifiait, dans la pantomime
des hommes, cette remarquable culbute? Était-ce une manière à eux de
dire aux ours qu'ils étaient les bienvenus à croquer les pommes
vermeilles? Était-ce au contraire une défense formelle de faire un pas

de plus vers l'arbre qui portait de pareils trésors? Martin se gratta le
mollet gauche et resta, jusqu'à plus ample information, dans la position
qu'il occupait. Le poil de son front descendit sur ses yeux clignotants:
signe de perplexité, et sa langue pendit d'un demi-pied: signe de
convoitise.
L'inventeur du bouton inamovible était demeuré quelques instants tout
étourdi de sa chute. Ses idées flottaient vaguement sous la voûte de son
crâne, et, comme il l'a dit depuis, «il ne savait plus où il en était». Le
pauvre Azor, le voyant inanimé, oublia la présence de l'ours et vint
caresser doucement son maître.
Sentant un museau froid qui frôlait sa joue et les poils d'une bête velue
qui lui caressaient l'oreille, l'inventeur du bouton inamovible poussa un
cri terrible et, d'un seul bond, se trouva sur ses deux jambes.
L'ours, épouvanté, demeura tout interdit, et même il poussa un
grognement de terreur, que M. Colin-Tampon prit pour un cri de rage.
Avec une agilité surprenante, le chasseur grimpa dans le pommier.
Azor, qui ne savait pas grimper dans les pommiers, chercha son salut
dans la fuite et se mit à arpenter les guérets, aussi ahuri et aussi rapide
dans sa course que si
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