à chapeau.
Emporté par son ardeur cynégétique, et aussi par sa curiosité, M.
Colin-Tampon franchit la clôture à son tour et se précipite du côté de
l'arbre.
A mesure qu'il s'en approche, ses traits expriment toutes les nuances du
désappointement. Vu de près, le merle n'est pas un merle, c'est un amas
informe de chiffons et de brins de paille grossièrement enroulés autour
d'un bâton transversal. En un mot, le merle à chapeau n'est autre chose
qu'un épouvantail destiné à effrayer les moineaux et à les écarter du
cerisier à l'époque où les cerises rougissent.
M. Colin-Tampon regarde longuement Azor, et Azor regarde
longuement M. Colin-Tampon. Les yeux d'Azor sont souriants, comme
si Azor se rendait compte de la mystification et en prenait son parti. Les
yeux de M. Colin-Tampon ne sourient pas, ils expriment une violente
indignation.
Ne sachant quel parti prendre, il approche de ses lèvres la bouteille
clissée.
[Illustration: Il épaule, vise, ferme les yeux et fait feu]
Alors la faculté de réfléchir lui revient. Lui, conseiller municipal, il est
sur le champ d'autrui, après en avoir franchi la clôture, comme un
gamin qui va voler des pommes; lui, conseiller municipal, il a détérioré
la chose d'autrui, le bien d'autrui. Privé de son chapeau, qui était son
plus bel ornement, l'épouvantail ne peut plus épouvanter personne.
Sentant toute l'étendue de sa faute, le coupable jette un regard furtif
autour de lui, s'attendant à voir apparaître le propriétaire du cerisier ou
le garde champêtre. Il siffle Azor, enjambe la clôture et se précipite à
travers champs, pressé de s'éloigner du théâtre de son forfait. Tout en
arpentant les guérets à grandes enjambées, il fait des voeux pour que le
premier gibier qu'il rencontrera soit un vrai gibier, bien vivant et non
pas empaillé.
VIII
A peine, dans l'innocence de son âme, l'inventeur du bouton inamovible
a-t-il formé ce voeu téméraire, que ses souhaits sont accomplis.
Les anciens l'ont dit avec juste raison, les dieux ne sont jamais plus
cruels envers nous, pauvres mortels ignorants et aveugles, que quand ils
accomplissent nos voeux à la lettre!
Il aperçoit à cinquante pas de lui un ours énorme qui, le nez au vent,
semble guetter une proie. Ah! malheureux Colin-Tampon! Tu te repens
maintenant de ton imprudence, et tu donnerais tout ce que tu possèdes
au monde pour que cet ours fût une vieille peau d'ours, rembourrée de
foin, de paille ou de n'importe quoi!
Oh! oui, tu donnerais tout ce que tu possèdes en or, en argent, en
valeurs; tu donnerais la gloire d'avoir inventé le _bouton inamovible_;
tu donnerais même ton titre glorieux de conseiller municipal. Mais
l'aveugle destin ne te laisse pas le choix.
Dans cette peau d'ours il y a un ours bien vivant, un ours qui trottine,
un ours qui remue la tête; juste ciel! un ours qui regarde de son côté.
«L'homme armé d'un fusil est le roi de la création!» C'était bon à dire
quand il n'y avait point d'ours à l'horizon. Pour le moment, le roi de la
création tremble comme la feuille, ses yeux demeurent fixes et
immobiles comme ceux d'une statue, ses cheveux se hérissent sous le
dôme de son chapeau, une sueur froide inonde son gilet de flanelle, et,
comme pour se conformer à sa triste pensée, les trois petites plumes qui
ornent son chapeau se mettent à pendre dans l'attitude du
découragement. Le roi de la création a la bouche amère et la gorge
sèche, mais il n'ose pas porter à ses lèvres la bouteille clissée. L'ennemi
qui l'observe pourrait s'offenser du moindre geste et s'imaginer que le
roi de la création le brave et le provoque.
Le roi de la création n'a que deux partis à prendre: marcher droit à
l'ennemi et le foudroyer, ou bien battre prudemment en retraite.
Marcher à l'ennemi, il n'y faut pas songer; depuis quand foudroie-t-on
les ours avec le menu plomb destiné aux lièvres et aux perdrix? Faire
feu sur lui! Dieu nous en préserve, ce serait exciter sa colère sans
paralyser ses mouvements.
[Illustration: Il aperçoit à cinquante pas un ours énorme.]
Volontiers le roi de la création eût battu en retraite. Mais, pour battre en
retraite, il faut pouvoir mettre un pied devant l'autre, et la terreur
paralyse tous ses membres.
Si Azor comprenait mieux son devoir, si Azor avait conservé un
souvenir reconnaissant de toutes les bontés que le roi de la création a
eues pour lui, Azor pousserait droit à l'ennemi, et, pendant qu'il
attirerait son attention, le roi de la création pourrait prendre le large.
Mais Azor demeure en arrêt, regardant avec un mélange de curiosité et
d'appréhension cette grosse bête dont il ignore le nom. Il arrête, c'est
tout ce qu'on peut demander au chien d'arrêt le mieux dressé; que le roi
de la création fasse feu;
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