Les affinites electives | Page 4

Johann Wolfgang Goethe
pour repondre au capitaine. Force de convenir que jusqu'a ce moment il avait trouve dans la societe exclusive de sa femme, l'accomplissement parfait de ses voeux les plus chers, il se promit d'ecrire a son ami l'epitre la plus affectueuse et la plus insignifiante du monde. Lorsqu'il s'approcha de son bureau, le hasard lui fit tomber sous la main la derniere lettre de cet ami. Il la relut machinalement. La triste situation de cet homme excellent se presenta de nouveau a sa pensee, les sentiments douloureux qui l'assiegeaient depuis plusieurs jours se reveillerent, et il lui parut impossible d'abandonner son ami a la cruelle position ou il se trouvait reduit; sans se l'etre attiree par une faute ni meme par une imprudence.
Le Baron n'etait pas accoutume a se refuser une satisfaction quelconque. Enfant unique de parents fort riches, tout avait constamment cede a ses caprices et a ses fantaisies. C'etait a force de les flatter qu'on l'avait decide a devenir le mari d'une vieille femme, qui avait cherche a son tour a faire oublier son age par des attentions et des prevenances infinies. Devenu libre par la mort de cette femme, et maitre d'une grande fortune, naturellement modere dans ses desirs, liberal, genereux, bienfaisant et brave, il n'avait jamais connu les obstacles que la societe oppose a la plupart de ses membres. Jusqu'alors, tout avait marche au gre de ses desirs; une fidelite opiniatre et romanesque avait fini par lui assurer la main de Charlotte, et la premiere opposition ouverte qui se posait franchement devant lui et qui l'empechait d'offrir un asile a l'ami de son enfance, et de regler ainsi les comptes de toute sa vie, venait de cette meme Charlotte. Il etait de mauvaise humeur, impatient, il prit et reprit plusieurs fois la plume, et ne put se mettre d'accord avec lui-meme sur ce qu'il devait ecrire. Contrarier sa femme, lui paraissait aussi impossible que de se contrarier lui-meme ou de faire ce qu'elle desirait; et dans l'agitation ou il se trouvait, il lui etait impossible d'ecrire une lettre calme. Il etait donc bien naturel qu'il cherchat a gagner du temps. A cet effet il adressa quelques mots a son ami, et le pria de lui pardonner de ne pas lui avoir ecrit plus tot et de ne pas lui en dire davantage en ce moment. Puis il promit de lui envoyer incessamment une lettre explicative et tranquillisante.
Le lendemain matin, Charlotte profita d'une promenade qu'elle fit avec son mari, pour faire revenir l'entretien sur le sujet de la veille; car elle etait convaincue que le meilleur moyen de combattre une resolution prise, etait d'en parler souvent.
Edouard reprit cette discussion avec plaisir. D'un caractere impressionnable, il s'animait facilement, et la vivacite de ses desirs allait souvent jusqu'a l'impatience; mais, craignant toujours d'offenser ou de blesser, il etait encore aimable lors meme qu'il se rendait importun. N'ayant pu convaincre sa femme, il parvint a la charmer, presque a la seduire.
--Je te devine! s'ecria-t-elle, tu veux que j'accorde aujourd'hui a l'amant ce que j'ai refuse hier au mari. Si j'ai encore la force de resister a des voeux que tu m'exprimes d'une maniere si seduisante, il faut du moins que je te fasse une revelation a peu pres semblable a la tienne. Oui, je me trouve dans le meme cas que toi, et je me suis volontairement impose le sacrifice que j'ai ose esperer de ta tendresse.
--Voila qui est charmant, repondit Edouard, il parait que, dans le mariage, rien n'est plus utile que les discussions, puisque c'est par elles que l'on apprend a se connaitre.
--C'est possible. Apprends donc qu'Ottilie est pour moi ce que le capitaine est pour toi. La pauvre enfant est tres-malheureuse dans son pensionnat. Ma fille Luciane, nee pour briller dans un monde elegant, s'y forme pour ce monde. Elle apprend les langues etrangeres, l'histoire, et autres sciences semblables, comme elle joue des sonates et des variations a livre ouvert. Douee d'une grande vivacite et d'une memoire heureuse, on peut dire d'elle que, dans le meme instant, elle oublie tout et se souvient de tout. Ses allures faciles et gracieuses, sa danse legere, sa conversation animee la distinguent de toutes ses compagnes, et un certain esprit de domination inne chez elle, en font la reine de ce petit cercle. La maitresse du pensionnat voit en elle une petite divinite qui se developpe sous sa main, et dont l'eclat rejaillira sur sa maison et y amenera une foule de jeunes personnes que leurs parents voudront faire arriver a ce meme degre de perfection. Aussi les lettres que l'on m'ecrit sur son compte, ne sont-elles que des hymnes a sa louange, qu'heureusement je sais fort bien traduire en prose. Quant a la pauvre Ottilie, on ne m'en parle que pour accuser la nature de n'avoir place aucune disposition artistique, aucun
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 145
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.