Les affinites electives | Page 8

Johann Wolfgang Goethe

menage, puisqu'il est du devoir de l'un et de l'autre de maintenir
l'ensemble dans son mouvement regulier, en depit des deviations
reiterees des details.

CHAPITRE III.
Le Capitaine arriva enfin, il s'etait fait preceder par une lettre tellement
sage et sensee, que Charlotte se sentit completement rassuree. La
justesse avec laquelle il envisageait sa position et celle de ses amis, leur
permit a tous d'esperer un heureux avenir.
Pendant les premieres heures la conversation fut animee, presque
fatigante, comme cela arrive toujours entre amis qui ne se sont pas vus
depuis longtemps. Vers le soir, Charlotte proposa d'aller visiter les
plantations nouvelles. Le Capitaine se montra tres-sensible aux diverses
beautes de la contree que les ingenieux plans de Charlotte faisaient
ressortir d'une maniere saillante. Son oeil etait juste et exerce, mais il
ne demandait pas l'impossible; et tout en ayant la conscience du mieux,
il n'affligeait pas les personnes qui lui montraient ce qu'elles avaient
fait pour embellir un site, en leur vantant les travaux superieurs de ce
genre qu'il avait eu occasion de voir ailleurs.
Lorsqu'ils arriverent dans la cabane de mousse, ils la trouverent
agreablement decoree. Les fleurs et les guirlandes etaient artificielles;
mais des touffes de seigle vert et autres produits champetres de la

saison, entrecoupaient ces guirlandes avec tant d'adresse, qu'on ne
pouvait s'empecher d'admirer le sentiment artistique qui avait preside a
cette decoration.
--Je sais, dit Charlotte, que mon mari n'aime pas a celebrer les
anniversaires de naissance ou de nom, j'espere cependant qu'il me
pardonnera ces guirlandes et ces couronnes, en faveur de la triple fete
que nous offre ce jour.
--Une triple fete! s'ecria le Baron.
--Sans doute. Est-ce que l'arrivee de ton ami n'est pas une fete, et ne
vous appelez-vous pas tous deux Othon? Si vous aviez regarde le
calendrier, vous auriez vu que c'est aujourd'hui la fete de ce saint.
Les deux amis se donnerent la main par-dessus la petite table qui se
trouvait au milieu de la cabane.
--Cette aimable attention de ma femme, dit le Baron au Capitaine, me
rappelle un sacrifice que je t'ai fait dans le temps. Pendant notre
enfance nous nous appelions tous deux Othon; mais arrives au college,
cette conformite de noms fit naitre une foule de quiproquos
desagreables, et je te cedai avec plaisir celui d'Othon, si laconique et si
beau.
--Ce n'etait pas une grande generosite de ta part, dit le Capitaine, je me
souviens fort bien que celui d'Edouard te paraissait plus beau. Je
conviens au reste que ce nom n'est pas sans charme, surtout quand il est
prononce par une belle bouche.
Tous trois etaient assis tres-commodement autour de cette meme table
aupres de laquelle, quelques jours plutot, Charlotte avait si vivement
proteste contre l'arrivee de leur hote. Edouard se sentait trop heureux
pour lui rappeler leurs discussions a ce sujet, mais il ne put s'empecher
de lui faire remarquer qu'il y avait encore de la place pour une
quatrieme personne.
Des cors de chasse, qui, en ce moment, se firent entendre dans la
direction du chateau, semblaient applaudir aux sentiments et aux
souhaits des amis qui ecoutaient en silence, se renfermaient dans leurs
souvenirs, et goutaient doublement leur bonheur personnel dans cette
heureuse reunion. Edouard prit le premier la parole, se leva et sortit de
la cabane.
--Conduisons notre ami sur les hauteurs, dit-il a sa femme, car il ne faut
pas qu'il s'imagine que cette etroite vallee est notre unique sejour et

renferme toutes nos possessions. Sur ces hauteurs le regard est plus
libre et la poitrine s'elargit.
--Je le veux bien, repondit Charlotte, mais il faudra vous decider a
gravir le vieux sentier rapide et incommode; j'espere que bientot les
degres et la route que je me propose de faire faire nous y conduiront
plus facilement.
Ils monterent gaiment a travers les buissons, les epines et les pointes de
rocher, jusqu'a la cime la plus elevee qui ne formait pas un plateau,
mais la continuation d'une pente fertile. L'on ne tarda pas a perdre de
vue le village et le chateau. Dans le fond on voyait trois larges etangs;
au-dela, des collines boisees qui se glissaient le long des rivages, puis
des masses arides servant de cadre definitif au miroir des eaux, dont la
surface immobile reflechissait les formes imposantes de ces masses. A
l'entree d'un ravin d'ou un ruisseau se precipitait dans l'etang avec
l'impetuosite d'un torrent, on voyait un moulin qui, a demi cache par
des touffes d'arbres, promettait un agreable lieu de repos. Toute
l'etendue du demi-cercle qu'embrassait le regard offrait une variete
agreable de bas-fonds et de tertres, de bosquets et de forets, dont les
feuillages naissants promettaient de riches masses de verdure. Ca et la,
des touffes d'arbres isoles attiraient l'attention. Parmi ces derniers, se
distinguait un groupe de peupliers et de platanes
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