Les affinites electives | Page 7

Johann Wolfgang Goethe
les confidences qu'ils avaient a lui faire, parce
qu'immediatement apres le cafe, il serait force de partir.
Les epoux s'executerent alternativement et de bonne grace. Il les ecouta
d'abord avec attention, puis il se leva d'un air contrarie, ouvrit la fenetre
et demanda son cheval.
--En verite, dit-il, ou vous ne me connaissez point, ou vous etes de
mauvais plaisants. Il n'y a ici ni querelle ni division, et, par consequent,
rien a faire pour moi. Me croiriez-vous ne, par hasard, pour donner des
conseils? Grand merci d'un pareil metier, c'est le plus mauvais de tous.
Que chacun se conseille soi-meme et fasse ce dont il ne peut s'abstenir:
s'il s'en trouve bien, qu'il se felicite de sa haute sagesse et jouisse de son
bonheur; s'il s'en trouve mal, alors je suis la. Celui qui veut se
debarrasser d'un mal quelconque, sait toujours ce qu'il veut; mais celui
qui cherche le mieux, est aveugle. Oui, oui, riez tant que vous voudrez,
il joue a colin-maillard; a force de tatonner il saisit bien quelque chose,
mais quoi? Voila la question. Faites ce que vous voudrez, cela
reviendra au meme; oui, appelez vos amis pres de vous ou laissez-les
ou ils sont, qu'importe? J'ai vu manquer les combinaisons les plus sages,
j'ai vu reussir les projets les plus absurdes. Ne vous cassez pas la tete
d'avance; ne vous la cassez meme pas quand il sera resulte quelque
grand malheur du parti que vous prendrez; bornez-vous a me faire

appeler, je vous tirerai d'affaire; d'ici la, je suis votre serviteur.
A ces mots il sortit brusquement et s'elanca sur son cheval, sans avoir
voulu attendre le cafe.
--Tu le vois maintenant, dit Charlotte a son mari, l'intervention d'un
tiers est nulle, quand deux personnes etroitement unies ne peuvent plus
s'entendre. Nous voila plus embarrasses, plus indecis que jamais.
Les epoux seraient sans doute restes longtemps dans cette incertitude,
sans l'arrivee d'une lettre du Capitaine qui s'etait croisee avec celle du
Baron.
Fatigue de sa position equivoque, ce digne officier s'etait decide a
accepter l'offre d'une riche famille qui l'avait appele pres d'elle, parce
qu'elle le croyait assez spirituel et assez gai pour l'arracher a l'ennui qui
l'accablait. Edouard sentit vivement tout ce que son ami aurait a souffrir
dans une pareille situation.
--L'y exposerons-nous, s'ecria-t-il, parle; Charlotte, en auras-tu la
cruaute?
--Je ne sais, repondit-elle; mais il me semble que, tout bien considere,
notre ami Mittler a raison. Les resultats de nos actions dependent des
chances du hasard qu'il ne nous est pas donne de prevoir; chaque
relation nouvelle peut amener beaucoup de bonheur ou beaucoup de
malheur, sans que nous ayons le droit de nous en accuser ou de nous en
faire un merite. Je ne me sens pas la force de te resister plus longtemps.
Souviens-toi seulement que l'essai que nous allons faire n'est pas
definitif; j'insisterai de nouveau aupres de mes amis, afin d'obtenir pour
le Capitaine un poste digne de lui et qui puisse le rendre heureux.
Edouard exprima sa reconnaissance avec autant d'enthousiasme que
d'amabilite. L'esprit debarrasse de tout souci, il s'empressa d'ecrire a
son ami, et pria Charlotte d'ajouter quelques lignes a sa lettre. Elle y
consentit. Mais au lieu de s'acquitter de cette tache avec la facilite
gracieuse qui la caracterisait, elle y mit une precipitation passionnee qui
ne lui etait pas ordinaire. Il lui arriva meme de faire sur le papier une
tache d'encre qui s'agrandit a mesure qu'elle cherchait a l'effacer, ce qui
la contraria beaucoup.
Edouard la plaisanta sur cet accident, et, comme il y avait encore de la
place pour un second _Post-Scriptum_, il pria son ami de voir dans
cette tache d'encre, la preuve de l'impatience avec laquelle Charlotte
attendait son arrivee, et de mettre autant d'empressement dans ses

preparatifs de voyage qu'on en avait mis a lui ecrire.
Un messager emporta la lettre, et le Baron crut devoir exprimer sa
reconnaissance a sa femme, en l'engageant de nouveau a retirer Ottilie
du pensionnat, pour la faire venir pres d'elle. Charlotte ne jugea pas a
propos de prendre une pareille determination avant d'y avoir murement
reflechi. Pour detourner l'entretien de ce sujet, elle engagea son mari a
l'accompagner au piano avec sa flute, dont il jouait fort mediocrement.
Quoique ne avec des dispositions musicales, il n'avait eu ni le courage
ni la patience de consacrer a ce travail le temps qu'exige toujours le
developpement d'un talent quelconque. Allant toujours ou trop vite ou
trop doucement, il eut ete impossible a toute autre qu'a Charlotte, de
tenir une partie avec lui. Maitresse absolue de l'instrument sur lequel
elle avait acquis une grande superiorite, elle pressait et ralentissait tour
a tour la mesure sans alterer la nature du morceau, et remplissait ainsi,
envers son mari, la double tache de chef d'orchestre et de femme de
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