Les affinites electives | Page 9

Johann Wolfgang Goethe
qui s'elevaient sur les
bords de l'etang du milieu, et etendaient leurs vertes branches avec la
vigueur d'une vegetation puissante et robuste. Ce fut sur ce groupe
qu'Edouard attira l'attention de son ami.
--Regarde ces beaux arbres, lui dit-il, je les ai plantes moi-meme
pendant mon enfance. Mon pere les avait trouves si faibles, qu'il ne
voulut pas leur donner une place dans le grand jardin du chateau, dont
il s'occupait alors. Il les avait fait jeter; je les ramassai pour les planter
sur les bords de cet etang. Ils me donnent chaque annee une preuve
nouvelle de leur reconnaissance en devenant toujours plus grands et
plus beaux. J'espere que cette annee, ils ne seront pas plus ingrats.
On retourna au chateau heureux et contents. L'aile gauche avait ete
mise a la disposition du Capitaine, qui s'y installa commodement avec
ses papiers, ses livres et ses instruments de mathematiques, afin de
pouvoir continuer ses occupations habituelles. Pendant les premiers
jours Edouard cependant venait a chaque instant l'en arracher pour lui
faire visiter ses domaines tantot a pied et tantot a cheval. Dans le cours

de ces promenades, il lui parlait sans cesse de son desir de trouver un
moyen d'exploitation plus avantageux.
--Il me semble, lui dit un jour le Capitaine, que tu devrais, avant tout, te
faire une idee juste de l'etendue de tes possessions. A l'aide de l'aiguille
aimantee, ce travail serait aussi facile qu'agreable; si sous le rapport de
l'exactitude, il laisse a desirer, il suffit pour un apercu general. Nous
trouverons toujours plus tard le moyen de faire un plan plus
minutieusement exact.
Le Capitaine qui etait tres-verse dans ce genre d'arpentage, et avait
apporte avec lui tous les instruments necessaires, se mit aussitot a
l'oeuvre. Les gardes-forestiers, les paysans et le Baron lui-meme, le
seconderent de leur mieux en qualite d'aides a divers degres. Cette
occupation employait toutes les journees; le soir le Capitaine passait ses
dessins au lavis, et bientot Edouard eut le plaisir de voir ses domaines
reproduits sur le papier avec tant de verite, qu'il croyait les avoir acquis
de nouveau. Il comprit qu'en envisageant l'ensemble d'une terre, il etait
plus facile d'ameliorer et d'embellir, que lorsqu'on est reduit a chercher,
sur les lieux memes, les points susceptibles d'amelioration ou
d'embellissement. Dans cette conviction, il pria son ami de decider sa
femme a travailler de concert avec eux d'apres un plan general, au lieu
d'executer au hasard des travaux isoles.
Le Capitaine, naturellement sage et prudent, n'aimait pas a opposer ses
convictions a celles d'autrui; l'experience lui avait appris qu'il y a dans
l'esprit humain trop de manieres de voir differentes, pour qu'il soit
possible de les reunir toutes sur un seul et meme point.
--Si je faisais ce que tu me demandes, dit-il, je jetterais du trouble et de
l'incertitude dans les idees de ta femme, sans aucun resultat utile. C'est
en amateur qu'elle s'occupe de l'embellissement de tes domaines;
l'important est donc pour elle, comme pour tous les amateurs, de faire
quelque chose sans s'inquieter de ce que pourra valoir la chose faite.
Est-ce que tu ne connais pas les pretendus amis de la vie champetre? ils
tatent la nature, ils ont des predilections pour telle ou telle petite place,
ils manquent de hardiesse pour faire disparaitre un obstacle, et de
courage pour sacrifier un petit agrement a une grande beaute. Ne
pouvant se faire d'avance une juste idee du resultat de leurs entreprises,
ils font des essais: les uns manquent, les autres reussissent; alors ils
changent ce qu'il faudrait conserver, conservent ce qu'il faudrait

changer, et n'arrivent jamais qu'a un rhabillage qui plait et attire, mais
qui ne satisfait point.
--Avoue-le sans detour, tu n'es pas content des plans de ma femme.
--Je le serais si l'execution etait au niveau de la pensee. Elle a voulu
s'elever sur la cime de la montagne, cela est fort bien; mais elle fatigue
tous ceux qu'elle y fait monter avec elle. Sur ses routes, soit qu'on y
marche cote a cote ou l'un apres l'autre, on ne se sent pas independant
et libre; la mesure des pas est rompue a chaque instant ... et ... mais en
voila assez.
--Est-ce qu'elle aurait pu faire mieux? demanda Edouard.
--Rien n'eut ete plus facile. Il aurait fallu abattre un pan de rocher fort
peu apparent, par la elle aurait obtenu une pente gracieusement inclinee,
et les debris du rocher auraient servi pour donner des saillies
pittoresques aux parties mutilees du sentier ... Que tout ceci reste entre
nous, mes observations la blesseraient sans l'eclairer; en pareil cas, il
faut laisser intact ce qui est fait: mais si tu avais encore du temps et de
l'argent a consacrer a de pareilles entreprises, il y aurait une foule de
belles choses a faire sur les hauteurs qui dominent
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