Les Trois Mousquetaires | Page 5

Alexandre Dumas

visiblement, contre son habitude, errer, si l’on peut parler ainsi, un pâle
sourire sur son visage. Cette fois, il n’y avait plus de doute, d’Artagnan

était réellement insulté. Aussi, plein de cette conviction, enfonça-t-il
son béret sur ses yeux, et, tâchant de copier quelques-uns des airs de
cour qu’il avait surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage, il
s’avança, une main sur la garde de son épée et l’autre appuyée sur la
hanche. Malheureusement, au fur et à mesure qu’il avançait, la colère
l’aveuglant de plus en plus, au lieu du discours digne et hautain qu’il
avait préparé pour formuler sa provocation, il ne trouva plus au bout de
sa langue qu’une personnalité grossière qu’il accompagna d’un geste
furieux.
«Eh! Monsieur, s’écria-t-il, monsieur, qui vous cachez derrière ce volet!
oui, vous, dites-moi donc un peu de quoi vous riez, et nous rirons
ensemble.»
Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture au cavalier,
comme s’il lui eût fallu un certain temps pour comprendre que c’était à
lui que s’adressaient de si étranges reproches; puis, lorsqu’il ne put plus
conserver aucun doute, ses sourcils se froncèrent légèrement, et après
une assez longue pause, avec un accent d’ironie et d’insolence
impossible à décrire, il répondit à d’Artagnan:
«Je ne vous parle pas, monsieur.
-- Mais je vous parle, moi!» s’écria le jeune homme exaspéré de ce
mélange d’insolence et de bonnes manières, de convenances et de
dédains.
L’inconnu le regarda encore un instant avec son léger sourire, et, se
retirant de la fenêtre, sortit lentement de l’hôtellerie pour venir à deux
pas de d’Artagnan se planter en face du cheval. Sa contenance
tranquille et sa physionomie railleuse avaient redoublé l’hilarité de
ceux avec lesquels il causait et qui, eux, étaient restés à la fenêtre.
D’Artagnan, le voyant arriver, tira son épée d’un pied hors du fourreau.
«Ce cheval est décidément ou plutôt a été dans sa jeunesse bouton d’or,
reprit l’inconnu continuant les investigations commencées et
s’adressant à ses auditeurs de la fenêtre, sans paraître aucunement

remarquer l’exaspération de d’Artagnan, qui cependant se redressait
entre lui et eux. C’est une couleur fort connue en botanique, mais
jusqu’à présent fort rare chez les chevaux.
-- Tel rit du cheval qui n’oserait pas rire du maître! s’écria l’émule de
Tréville, furieux.
-- Je ne ris pas souvent, monsieur, reprit l’inconnu, ainsi que vous
pouvez le voir vous-même à l’air de mon visage; mais je tiens
cependant à conserver le privilège de rire quand il me plaît.
-- Et moi, s’écria d’Artagnan, je ne veux pas qu’on rie quand il me
déplaît!
-- En vérité, monsieur? continua l’inconnu plus calme que jamais, eh
bien, c’est parfaitement juste.» Et tournant sur ses talons, il s’apprêta à
rentrer dans l’hôtellerie par la grande porte, sous laquelle d’Artagnan
en arrivant avait remarqué un cheval tout sellé.
Mais d’Artagnan n’était pas de caractère à lâcher ainsi un homme qui
avait eu l’insolence de se moquer de lui. Il tira son épée entièrement du
fourreau et se mit à sa poursuite en criant:
«Tournez, tournez donc, monsieur le railleur, que je ne vous frappe
point par-derrière.
-- Me frapper, moi! dit l’autre en pivotant sur ses talons et en regardant
le jeune homme avec autant d’étonnement que de mépris. Allons,
allons donc, mon cher, vous êtes fou!»
Puis, à demi-voix, et comme s’il se fût parlé à lui-même:
«C’est fâcheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa Majesté, qui
cherche des braves de tous côtés pour recruter ses mousquetaires!»
Il achevait à peine, que d’Artagnan lui allongea un si furieux coup de
pointe, que, s’il n’eût fait vivement un bond en arrière, il est probable
qu’il eût plaisanté pour la dernière fois. L’inconnu vit alors que la

chose passait la raillerie, tira son épée, salua son adversaire et se mit
gravement en garde. Mais au même moment ses deux auditeurs,
accompagnés de l’hôte, tombèrent sur d’Artagnan à grands coups de
bâtons, de pelles et de pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si
complète à l’attaque, que l’adversaire de d’Artagnan, pendant que
celui-ci se retournait pour faire face à cette grêle de coups, rengainait
avec la même précision, et, d’acteur qu’il avait manqué d’être,
redevenait spectateur du combat, rôle dont il s’acquitta avec son
impassibilité ordinaire, tout en marmottant néanmoins:
«La peste soit des Gascons! Remettez-le sur son cheval orange, et qu’il
s’en aille!
-- Pas avant de t’avoir tué, lâche!» criait d’Artagnan tout en faisant face
du mieux qu’il pouvait et sans reculer d’un pas à ses trois ennemis, qui
le moulaient de coups.
«Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur mon honneur,
ces Gascons sont incorrigibles! Continuez donc la danse, puisqu’il le
veut absolument. Quand il sera las, il dira qu’il en a assez.»
Mais l’inconnu ne savait pas encore à quel genre d’entêté il avait
affaire; d’Artagnan n’était pas
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