Les Trois Mousquetaires | Page 3

Alexandre Dumas
des joues saillante, signe d’astuce; les muscles maxillaires
énormément développés, indice infaillible auquel on reconnaît le
Gascon, même sans béret, et notre jeune homme portait un béret orné

d’une espèce de plume; l’oeil ouvert et intelligent; le nez crochu, mais
finement dessiné; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un
homme fait, et qu’un oeil peu exercé eût pris pour un fils de fermier en
voyage, sans sa longue épée qui, pendue à un baudrier de peau, battait
les mollets de son propriétaire quand il était à pied, et le poil hérissé de
sa monture quand il était à cheval.
Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture était même
si remarquable, qu’elle fut remarquée: c’était un bidet du Béarn, âgé de
douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins à la queue, mais non
pas sans javarts aux jambes, et qui, tout en marchant la tête plus bas
que les genoux, ce qui rendait inutile l’application de la martingale,
faisait encore également ses huit lieues par jour. Malheureusement les
qualités de ce cheval étaient si bien cachées sous son poil étrange et son
allure incongrue, que dans un temps où tout le monde se connaissait en
chevaux, l’apparition du susdit bidet à Meung, où il était entré il y avait
un quart d’heure à peu près par la porte de Beaugency, produisit une
sensation dont la défaveur rejaillit jusqu’à son cavalier.
Et cette sensation avait été d’autant plus pénible au jeune d’Artagnan
(ainsi s’appelait le don Quichotte de cette autre Rossinante), qu’il ne se
cachait pas le côté ridicule que lui donnait, si bon cavalier qu’il fût, une
pareille monture; aussi avait-il fort soupiré en acceptant le don que lui
en avait fait M. d’Artagnan père. Il n’ignorait pas qu’une pareille bête
valait au moins vingt livres: il est vrai que les paroles dont le présent
avait été accompagné n’avaient pas de prix.
«Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon -- dans ce pur patois de
Béarn dont Henri IV n’avait jamais pu parvenir à se défaire --, mon fils,
ce cheval est né dans la maison de votre père, il y a tantôt treize ans, et
y est resté depuis ce temps-là, ce qui doit vous porter à l’aimer. Ne le
vendez jamais, laissez-le mourir tranquillement et honorablement de
vieillesse, et si vous faites campagne avec lui, ménagez-le comme vous
ménageriez un vieux serviteur. À la cour, continua M. d’Artagnan père,
si toutefois vous avez l’honneur d’y aller, honneur auquel, du reste,
votre vieille noblesse vous donne des droits, soutenez dignement votre
nom de gentilhomme, qui a été porté dignement par vos ancêtres depuis

plus de cinq cents ans. Pour vous et pour les vôtres -- par les vôtres,
j’entends vos parents et vos amis --, ne supportez jamais rien que de M.
le cardinal et du roi. C’est par son courage, entendez-vous bien, par son
courage seul, qu’un gentilhomme fait son chemin aujourd’hui.
Quiconque tremble une seconde laisse peut-être échapper l’appât que,
pendant cette seconde justement, la fortune lui tendait. Vous êtes jeune,
vous devez être brave par deux raisons: la première, c’est que vous êtes
Gascon, et la seconde, c’est que vous êtes mon fils. Ne craignez pas les
occasions et cherchez les aventures. Je vous ai fait apprendre à manier
l’épée; vous avez un jarret de fer, un poignet d’acier; battez-vous à tout
propos; battez-vous d’autant plus que les duels sont défendus, et que,
par conséquent, il y a deux fois du courage à se battre. Je n’ai, mon fils,
à vous donner que quinze écus, mon cheval et les conseils que vous
venez d’entendre. Votre mère y ajoutera la recette d’un certain baume
qu’elle tient d’une bohémienne, et qui a une vertu miraculeuse pour
guérir toute blessure qui n’atteint pas le coeur. Faites votre profit du
tout, et vivez heureusement et longtemps. -- Je n’ai plus qu’un mot à
ajouter, et c’est un exemple que je vous propose, non pas le mien, car je
n’ai, moi, jamais paru à la cour et n’ai fait que les guerres de religion en
volontaire; je veux parler de M. de Tréville, qui était mon voisin
autrefois, et qui a eu l’honneur de jouer tout enfant avec notre roi Louis
treizième, que Dieu conserve! Quelquefois leurs jeux dégénéraient en
bataille et dans ces batailles le roi n’était pas toujours le plus fort. Les
coups qu’il en reçut lui donnèrent beaucoup d’estime et d’amitié pour
M. de Tréville. Plus tard, M. de Tréville se battit contre d’autres dans
son premier voyage à Paris, cinq fois; depuis la mort du feu roi jusqu’à
la majorité du jeune sans compter les guerres et les sièges, sept fois; et
depuis cette majorité jusqu’aujourd’hui, cent fois peut-être! -- Aussi,
malgré les édits, les ordonnances et les arrêts, le voilà capitaine des
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