Les Trois Mousquetaires | Page 2

Alexandre Dumas
l’illustre corps où il sollicitait l’honneur
d’être reçu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis.
Nous l’avouons, ces trois noms étrangers nous frappèrent, et il nous
vint aussitôt à l’esprit qu’ils n’étaient que des pseudonymes à l’aide
desquels d’Artagnan avait déguisé des noms peut-être illustres, si
toutefois les porteurs de ces noms d’emprunt ne les avaient pas choisis
eux-mêmes le jour où, par caprice, par mécontentement ou par défaut
de fortune, ils avaient endossé la simple casaque de mousquetaire.
Dès lors nous n’eûmes plus de repos que nous n’eussions retrouvé,
dans les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms
extraordinaires qui avaient fort éveillé notre curiosité.
Le seul catalogue des livres que nous lûmes pour arriver à ce but
remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait peut-être fort instructif,
mais à coups sûr peu amusant pour nos lecteurs. Nous nous
contenterons donc de leur dire qu’au moment où, découragé de tant
d’investigations infructueuses, nous allions abandonner notre recherche,
nous trouvâmes enfin, guidé par les conseils de notre illustre et savant
ami Paulin Paris, un manuscrit in-folio, coté le n° 4772 ou 4773, nous

ne nous le rappelons plus bien, ayant pour titre:
«Mémoires de M. le comte de La Fère, concernant quelques-uns des
événements qui se passèrent en France vers la fin du règne du roi Louis
XIII et le commencement du règne du roi Louis XIV.»
On devine si notre joie fut grande, lorsqu’en feuilletant ce manuscrit,
notre dernier espoir, nous trouvâmes à la vingtième page le nom
d’Athos, à la vingt-septième le nom de Porthos, et à la trente et unième
le nom d’Aramis.
La découverte d’un manuscrit complètement inconnu, dans une époque
où la science historique est poussée à un si haut degré, nous parut
presque miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-nous de solliciter la
permission de le faire imprimer, dans le but de nous présenter un jour
avec le bagage des autres à l’Académie des inscriptions et belles-lettres,
si nous n’arrivions, chose fort probable, à entrer à l’Académie française
avec notre propre bagage. Cette permission, nous devons le dire, nous
fut gracieusement accordée; ce que nous consignons ici pour donner un
démenti public aux malveillants qui prétendent que nous vivons sous
un gouvernement assez médiocrement disposé à l’endroit des gens de
lettres.
Or, c’est la première partie de ce précieux manuscrit que nous offrons
aujourd’hui à nos lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient,
prenant l’engagement, si, comme nous n’en doutons pas, cette première
partie obtient le succès qu’elle mérite, de publier incessamment la
seconde.
En attendant, comme le parrain est un second père, nous invitons le
lecteur à s’en prendre à nous, et non au comte de La Fère, de son plaisir
ou de son ennui.
Cela posé, passons à notre histoire.
CHAPITRE PREMIER LES TROIS PRÉSENTS DE M.
D’ARTAGNAN PÈRE

Le premier lundi du mois d’avril 1625, le bourg de Meung, où naquit
l’auteur du Roman de la Rose, semblait être dans une révolution aussi
entière que si les huguenots en fussent venus faire une seconde
Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s’enfuir les femmes du côté de la
Grande-Rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se
hâtaient d’endosser la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque
peu incertaine d’un mousquet ou d’une pertuisane, se dirigeaient vers
l’hôtellerie du Franc Meunier, devant laquelle s’empressait, en
grossissant de minute en minute, un groupe compact, bruyant et plein
de curiosité.
En ce temps-là les paniques étaient fréquentes, et peu de jours se
passaient sans qu’une ville ou l’autre enregistrât sur ses archives
quelque événement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui
guerroyaient entre eux; il y avait le roi qui faisait la guerre au cardinal;
il y avait l’Espagnol qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres
sourdes ou publiques, secrètes ou patentes, il y avait encore les voleurs,
les mendiants, les huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la
guerre à tout le monde. Les bourgeois s’armaient toujours contre les
voleurs, contre les loups, contre les laquais, -- souvent contre les
seigneurs et les huguenots, -- quelquefois contre le roi, -- mais jamais
contre le cardinal et l’Espagnol. Il résulta donc de cette habitude prise,
que, ce susdit premier lundi du mois d’avril 1625, les bourgeois,
entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge, ni la livrée
du duc de Richelieu, se précipitèrent du côté de l’hôtel du Franc
Meunier.
Arrivé là, chacun put voir et reconnaître la cause de cette rumeur.
Un jeune homme... -- traçons son portrait d’un seul trait de plume:
figurez-vous don Quichotte à dix-huit ans, don Quichotte décorcelé,
sans haubert et sans cuissards, don Quichotte revêtu d’un pourpoint de
laine dont la couleur bleue s’était transformée en une nuance
insaisissable de lie-de-vin et d’azur céleste. Visage long et brun; la
pommette
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