Les Rois | Page 8

Jules Lemaître
la plus profonde et à une douceur qui, bien
qu'inactive, équivalait, dans plus d'un cas, à la charité même.
Mais, en même temps, la crainte de ne pas penser librement, de
conserver à son insu quelque chose du préjugé aristocratique et royal,
de se croire encore, dans le tréfond de sa conscience, pétri d'une autre
argile que le commun des hommes et de surprendre, dans ses jugements,
dans ses démarches, dans ses gestes, les effets de cette persuasion
involontaire et secrète s'exaspérait en lui jusqu'à une inquiétude
maladive. Volontiers, il eût chargé un serviteur de lui répéter, chaque
jour et à chaque instant du jour: «Souviens-toi qu'un prince n'est qu'un
homme.» Il avait peur, pour ainsi dire, du sang qui coulait dans ses
veines. Et cette appréhension, cette continuelle attention sur soi
communiquait à son allure et à toute sa conduite une gêne, une
incertitude que venaient rompre nerveusement des décisions subites et
excessives...
S'il n'avait pu s'entendre avec la princesse royale, ce n'était point parce
qu'il l'avait épousée sans l'avoir choisie. Ce mariage, conclu dans un
intérêt, national et dynastique, eût pu être un mariage heureux:
Wilhelmine était belle, intelligente, vertueuse, et il ne semblait pas qu'il
fallût de grands efforts pour l'aimer. Et ce n'était pas non plus la

différence de leurs caractères ni celles de leurs opinions touchant les
devoirs généraux de la royauté ou les questions politiques particulières
qui l'avait peu à peu éloigné d'elle. C'était quelque chose de plus intime
et de plus irrémédiable. Ce qui déplaisait à Hermann, ce qui lui faisait
mal, c'était, parmi toutes les vertus et toute la grâce de cette femme, il
ne savait quelle imperturbable complaisance dans le sentiment de sa
naissance et de son rang; c'était une béatitude d'orgueil inexprimé, qu'il
percevait, lui, à travers les moindres actes et chacune des paroles de
cette fille d'archiduc; c'était de sentir que Wilhelmine avait beau être
douce et bienveillante aux petits, elle s'estimait d'une essence
irréductiblement supérieure à ce qui n'était pas de sang royal; que la foi
religieuse et la piété de la charmante femme n'y pouvaient rien; que les
maximes chrétiennes sur l'égalité devant Dieu ne seraient jamais pour
elle que des formules vides qu'elle répétait des lèvres et que, bonne et
compatissante aux hommes, jamais, jamais elle ne leur serait
«fraternelle». Et, de constater à chaque instant, chez l'honnête princesse,
cette conscience sereine de la préexcellence de sa nature, de voir
s'épanouir stupidement en elle un sentiment qu'il s'était acharné à
déraciner de son propre coeur, cela remuait chez le prince quelque
chose, vraiment, comme une colère haineuse de démagogue...
Le divorce était donc complet entre sa vie extérieure et ses pensées
intimes. Son père étant souvent malade, il avait été obligé, dans les
derniers temps, en sa qualité de prince héritier, à une vie de parade et
de représentation qui, même réduite à l'indispensable, suffisait à
l'accabler d'ennui. Il était un peu dans la situation d'un prêtre qui a
cessé de croire et qui continue à célébrer la messe. Il haïssait ce monde
de la cour: chambellans, grands officiers, hauts dignitaires, tous
importants et futiles, durs au fond. Et il sentait autour de lui, encore que
prosternée et muette, la défiance de tous ces gens-là et, derrière eux,
l'attente déjà presque hostile de la noblesse, de la bourgeoisie financière,
du haut clergé, de toutes les classes privilégiées... Sans doute, c'était,
par définition, un pouvoir sans limites que son père venait de lui
remettre; mais, en réalité, ce pouvoir n'était absolu qu'à la condition
d'agir dans le sens des institutions séculaires qui tiraient de lui leur
origine et qui lui servaient de support. Quelle masse énorme de
mauvaises volontés, d'intérêts et de traditions il lui faudrait rompre

pour faire son devoir! En aurait-il la force?
Accoudé sur la table, le front dans les deux mains, il dit à mi-voix:
--Ah! Frida! petite Frida! qu'est-ce que je deviendrais si je ne t'avais
pas?

IV
Belle, sereine, traînant encore, à grand plis cassés, le brocard de sa robe
de cour, qu'elle n'avait pas pris le temps de quitter, Wilhelmine entra.
Hermann se leva avec ennui:
--Qui me vaut l'honneur?...
--Je voulais, répondit-elle, être la première à vous féliciter après la
cérémonie.
--J'en suis fort touché, dit Hermann.
Il ajouta avec un peu d'ironie:
--Vous devez être heureuse, car vous voilà reine, ou tout comme.
--Heureuse, oui... et inquiète aussi. Que Dieu vous assiste, Hermann, et
qu'il vous montre votre devoir!
--Ce qui veut dire, répliqua-t-il vivement, que, selon vous, je ne le vois
pas où il est?... Oui, je sais d'avance que vous n'approuvez point mes
projets et que vous êtes présentement partagée entre la joie de voir la
toute-puissance dans mes mains et la terreur de ce que j'en vais faire. Je
vous remercie toutefois de vos bonnes paroles.
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