Les Rois | Page 9

Jules Lemaître

--Hélas! dit-elle, je n'ignore pas à quel point elles sont inutiles. Voilà
des années que, vivant côte à côte, nous sommes plus séparés que s'il y
avait entre nous des mers et des montagnes.

Et, comme il protestait du geste:
--Oh! la rupture n'a pas été publique. Je ne pourrais même pas dire quel
jour elle s'est faite. Ç'a été moins une rupture qu'une sorte de déliement.
Je vous sais gré d'ailleurs d'avoir sauvé les apparences... Le prince mon
mari (elle eut un triste sourire) continue à se rendre officiellement et à
jours fixes dans ma chambre... Mais, là même, je ne suis pour vous que
la princesse royale: je ne suis pas votre femme.
A dessein ou par hasard, elle s'était assise sur un pouf, presque aux
pieds d'Hermann, la tête penchée en avant, dans une attitude qui
développait la courbe grasse de son dos et de sa nuque robuste.
Mais lui, très froidement:
--C'est vous qui l'avez voulu... Rappelez-vous comment on nous a
mariés. Vous aviez été élevée dans une petite cour surannée et
pompeuse, comme une archiduchesse d'il y a deux cents ans. Moi, une
fois affranchi de l'inhumaine discipline à laquelle mon père avait
soumis ma première jeunesse, j'avais vécu, autant que cela m'était
permis, en simple étudiant, puis en voyageur, et mon rêve était de
continuer à vivre comme un particulier. Nous ne nous étions jamais vus.
Cependant j'avais bon espoir: je comptais trouver en vous une femme,
et je me mis à vous aimer pour votre jeunesse, votre beauté, et pour la
loyauté de votre caractère... Mais vous étiez comme figée dans votre
rôle; vous adoriez cette parade que je détestais, et, jusque dans notre
intimité, réduite par vous presque à rien, vos sentiments et vos gestes
gardaient un caractère officiel et royal...
--Oui... l'air des Altenbourg, comme vous disiez. Cet air que vous
retrouviez, chez mon père, dans tous nos portraits de famille... Mais
enfin ce n'est pas un crime que de ressembler à ses aïeux?
--Non; mais cet air signifiait, je ne sais comment, que vous aviez de
vous-même, et de votre fonction, et de l'amour, et de la vie, et de toutes
choses une idée qui ne pourrait jamais être la mienne, et que je vous
étonnerais et vous scandaliserais toujours, quoi que je fisse. Et, ainsi,
cet air a peu à peu découragé et glacé ma tendresse.

--Cela est possible, murmura la princesse presque à voix basse, très
douce et d'un ton de soumission. Je ne récrimine point... Il n'est sans
doute plus temps... Parce que je ne vous ai pas aimé à la façon d'une
bourgeoise, vous avez cru que je ne vous aimais pas... Et pourtant j'en
aurais long à dire là-dessus.
Elle jeta ces mots comme un aveu involontaire, et, la tête renversée
dans un mouvement qui semblait offrir ses belles épaules et sa gorge de
blonde, elle cherchait les yeux de son mari.
Mais lui ne la regardait pas.
Elle se leva rapidement et, sa fierté retrouvée, elle reprit d'un accent un
peu sourd:
--Mais ce qui est fini est fini... Vous vous êtes écarté de moi, croyant
que je me retirais. Je me suis résignée... Je vous rends d'ailleurs cette
justice que notre malentendu est resté une affaire entre nous deux; que,
si vous m'avez délaissée, c'est pour une idée, pour un rêve, et que cette
place que j'ai perdue dans votre coeur, aucune autre femme du moins
ne me l'a prise...
Il crut saisir, dans cette affectation de confiance, une allusion cachée,
l'expression détournée d'un soupçon. Elle surprit le froncement de ses
sourcils et, se dominant tout à fait:
--Mais que vais-je vous dire là? Encore une fois, je ne suis venue que
vous offrir l'hommage de la première de vos sujettes, de la plus
dévouée et de la plus fidèle. J'ajoute seulement: «Prenez garde, roi, fils
de roi, à ce que vous allez faire.» Et, pour que vous vous souveniez
mieux de mon avertissement, j'ai dit qu'on vous amène votre fils.
Elle avait repris son grand air, l'air d'imperturbable majesté des
Altenbourg. Et c'est pourquoi, tandis qu'elle allait elle-même ouvrir la
porte, il eut un sourire ironique et excédé.
La gouvernante, madame de Schliefen, une vieille dame sèche et digne,
poussa devant elle un enfant chétif, assez joli de traits, mais la tête trop

grosse et l'air endormi.
Une expression profondément douloureuse contracta le visage
d'Hermann. Il l'aimait bien, son petit garçon, mais cela lui faisait mal de
le voir. L'idée de l'injustice mystérieuse dont cet enfant était la victime,
cette ironie du destin qui donnait pour dernier rejeton à toute une race
de rois puissants ce pauvre petit gnome, emplissait Hermann d'une telle
amertume de révolte et de protestation que ce sentiment trop fort ôtait
souvent à sa tendresse paternelle la possibilité de s'exprimer. Au
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