son père
indigné... Au reste, cet accès de désespoir enfantin avait été sa seule
révolte extérieure. Depuis, il s'était, en apparence, soumis à tout; il
avait subi silencieusement sa destinée de prince royal.
Avait-il été aimé de son père et de sa mère? Peut-être. Il ne savait. Il
était tenté de croire qu'un seul l'avait aimé vraiment: le premier en date
de ses précepteurs, un vieux professeur de l'université de Marbourg, un
bonhomme très doux, très timide, qui tremblait comme la feuille quand
le roi survenait au milieu des leçons... Mais, enseignés par lui, les faits
des Grecs et des Romains devenaient intéressants comme des contes...
Hermann se souvenait encore d'avoir pleuré d'enthousiasme sur
Harmodius et Aristogiton, sur les Gracques, sur Spartacus et sur la
légende de Guillaume Tell. Pourquoi, des leçons du vieux professeur,
avait-il retenu, à trente ans de distance, précisément ces histoires-là?...
Il se souvenait aussi d'avoir un jour dérobé, dans la bibliothèque du
bonhomme, des livres qui décrivaient des pays merveilleux, sans riches
ni pauvres, les hommes tous bergers et tous bons, et d'autres livres
encore où revenaient souvent les mots de «salaire» et de «capital» et où
il n'avait rien compris sinon qu'il y a sur la terre beaucoup de
malheureux... Mais ce vieux maître, si doux et si amusant, qui souvent
le prenait sur ses genoux pendant les leçons, il était parti un jour, et
Hermann ne savait ce qu'il était devenu...
Puis il se rappelait une émeute à laquelle il avait assisté par une des
fenêtres du palais... Des hommes en haillons, très laids... l'un d'eux
portant un drapeau noir... Tout à coup, un bruit de fusillade; des
hommes qui tombent, la bouche grande ouverte, une femme pleine de
sang sur le pavé, et d'autres femmes qui se sauvent en poussant des cris.
L'enfant royal se mettait à pleurer (il pleurait donc toujours, cet
enfant?), et il demandait: «Pourquoi leur a-t-on fait du mal?» Et son
gouverneur l'arrachait de la fenêtre, où le petit s'accrochait pour voir
encore ce qui lui faisait si grand'peur...
Il se revoyait, plus tard, voyageant en Allemagne, suivant assidûment, à
Heidelberg, un cours de philosophie. Le professeur, homme illustre, de
renommée européenne, qui, dans ses leçons, menait ses idées jusqu'au
bout et qui, trouvant dans la métaphysique l'ivresse d'une sorte d'alcali
volatil, s'emportait aux audaces les plus intransigeantes de destruction
et de reconstruction spéculatives, n'en était pas moins, dans la vie réelle,
respectueux des contingences utiles, avide d'honneurs, de décorations et
de places, profondément impressionné par les puissances et les
«grandeurs de chair»... Mais, à ces exercices de la pensée raisonnante,
Hermann, parfaitement sincère, s'était décidément purgé de ce qui
pouvait rester en lui d'involontaires préjugés de naissance ou
d'éducation. Tandis qu'il défaisait et refaisait le monde dans son
cerveau et qu'il s'appliquait à considérer toutes choses au point de vue
de l'universel et de l'absolu, il affranchissait vraiment sa personne
morale de l'accident qui l'avait fait naître pour le trône, et, non
seulement dans ses façons d'être et ses jugements habituels, mais
jusque dans le fond de son âme--de même qu'un chrétien le «vieil
homme»--il dépouillait le prince...
Le séjour de Paris achevait ce travail intérieur. Hermann vivait à Paris,
pendant quelques mois, dans un réel incognito, estimant que c'est le
seul moyen, pour un prince, d'avoir une vision exacte des choses. Un
prince ne peut vivre, comme prince, que dans un monde extrêmement
restreint; il ne se trouve de plain-pied qu'avec un tout petit nombre
d'hommes: il ne peut donc connaître les hommes qu'imparfaitement. Il
ne les voit que sous un angle très particulier et très étroit et dans une
attitude de respect et de défiance. Presque partout, il gêne ou il est gêné.
Il vit et meurt isolé de l'immense humanité. Il ne voit guère de la
grande comédie que des fragments préparés. Sa présence suffit à altérer
le caractère des spectacles auxquels il assiste, et les choses ne sont pas
sincères pour lui.
Hermann avait voulu secouer le surcroît de servitude qui s'ajoute, pour
les princes, aux servitudes qui pèsent toujours sur les jugements
humains. Il s'était arrangé pour vivre à Paris librement, en pleine mêlée
humaine, pour y connaître la société à tous ses étages, sous tous les
aspects, par tous ses côtés pittoresques et dans ses recoins moraux, pour
coudoyer même l'extrême misère et la considérer de tout près.
Il avait aimé Paris. L'esprit de la ville de joie, l'ironie et l'irrespect qu'on
respire dans son air, Hermann en avait été surpris et charmé, sans trop
remarquer ce que cette ironie a d'un peu mince et ce qu'elle recouvre
quelquefois de niaiserie et de snobisme. Surtout il avait conçu une
véritable estime pour ce scepticisme léger et dépourvu de pédanterie,
aboutissant à un détachement qui, bien que superficiel, se rencontrait
souvent avec la sagesse

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