Les Quarante-cinq, vol 3 | Page 5

Alexandre Dumas, père
soif de gloire, Joyeuse; car, seul de mon nom, j'ai
encore des batailles à gagner.
-- Et Cateau-Cambrésis que vous oubliez, monseigneur; il est vrai que

vous êtes le seul.
-- Comparez donc cette escarmouche à Jarnac et à Moncontour,
Joyeuse, et faites le compte de ce que je redois à mon bien-aimé frère
Henri. Non, non, ajouta-t-il, je ne suis pas un roitelet de Navarre; je
suis un prince français, moi.
Puis se retournant vers les seigneurs, qui, aux paroles de Joyeuse,
s'étaient éloignés:
-- Messieurs, ajouta-t-il, l'assaut tient toujours; la pluie a cessé, les
terrains sont bons, nous attaquerons cette nuit.
Joyeuse s'inclina.
-- Monseigneur voudra bien détailler ses ordres, dit-il, nous les
attendons.
-- Vous avez huit vaisseaux, sans compter la galère amirale, n'est-ce
pas, monsieur de Joyeuse?
-- Oui, monseigneur.
-- Vous forcerez la ligne, et ce sera chose facile, les Anversois n'ayant
dans le port que des vaisseaux marchands; alors vous viendrez vous
embosser en face du quai. Là, si le quai est défendu, vous foudroierez
la ville en tentant un débarquement avec vos quinze cents hommes.
Du reste de l'armée je ferai deux colonnes, l'une commandée par M. le
comte de Saint-Aignan, l'autre commandée par moi-même. Toutes deux
tenteront l'escalade par surprise au moment où les premiers coups de
canon partiront.
La cavalerie demeurera en réserve, en cas d'échec, pour protéger la
retraite de la colonne repoussée.
De ces trois attaques, l'une réussira certainement. Le premier corps,
établi sur le rempart, tirera une fusée pour rallier à lui les autres corps.

-- Mais il faut tout prévoir, monseigneur, dit Joyeuse. Supposons ce que
vous ne croyez pas supposable, c'est-à-dire que les trois colonnes
d'attaque soient repoussées toutes trois.
-- Alors nous gagnons les vaisseaux sous la protection du feu de nos
batteries, et nous nous répandons dans les polders, où les Anversois ne
se hasarderont point à nous venir chercher.
On s'inclina en signe d'adhésion.
-- Maintenant, messieurs, dit le duc, du silence.
Qu'on éveille les troupes endormies, qu'on embarque avec ordre; que
pas un feu, pas un coup de mousquet ne révèlent notre dessein. Vous
serez dans le port, amiral, avant que les Anversois se doutent de votre
départ. Nous, qui allons le traverser et suivre la rive gauche, nous
arriverons en même temps que vous.
Allez, messieurs, et bon courage. Le bonheur qui nous a suivis jusqu'ici
ne craindra point de traverser l'Escaut avec nous.
Les capitaines quittèrent la tente du prince, et donnèrent leurs ordres
avec les précautions indiquées.
Bientôt, toute cette fourmilière humaine fit entendre son murmure
confus: mais on pouvait croire que c'était celui du vent, se jouant dans
les gigantesques roseaux et parmi les herbages touffus des polders.
L'amiral s'était rendu à son bord.

LXV
MONSEIGNEUR
Cependant les Anversois ne voyaient pas tranquillement les apprêts,
hostiles de M. le duc d'Anjou, et Joyeuse ne se trompait pas en leur
attribuant toute la mauvaise volonté possible.

Anvers était comme une ruche quand vient le soir, calme et déserte à
l'extérieur, au dedans pleine de murmure et de mouvement.
Les Flamands en armes faisaient des patrouilles dans les rues,
barricadaient leurs maisons, doublaient les chaînes et fraternisaient
avec les bataillons du prince d'Orange, dont une partie déjà était en
garnison à Anvers, et dont l'autre partie rentrait par fractions, qui,
aussitôt rentrées, s'égrenaient dans la ville.
[Illustration: La servante jeta de la paille aux chevaux. -- PAGE 24.]
Lorsque tout fut prêt pour une vigoureuse défense, le prince d'Orange,
par un soir sombre et sans lune, entra à son tour dans la ville sans
manifestation aucune, mais avec le calme et la fermeté qui présidaient à
l'accomplissement de toutes ses résolutions, lorsque ces résolutions
étaient une fois prises.
Il descendit à l'hôtel-de-ville, où ses affidés avaient tout préparé pour
son installation.
Là il reçut tous les quarteniers et centeniers de la bourgeoisie, passa en
revue les officiers des troupes soldées, puis enfin reçut les principaux
officiers qu'il mit au courant de ses projets.
Parmi ses projets, le plus arrêté était de profiter de la manifestation du
duc d'Anjou contre la ville pour rompre avec lui. Le duc d'Anjou en
arrivait où le Taciturne avait voulu l'amener, et celui-là voyait avec joie
ce nouveau compétiteur à la souveraine puissance se perdre comme les
autres.
Le soir même où le duc d'Anjou s'apprêtait à attaquer, comme nous
l'avons vu, le prince d'Orange, qui était depuis deux jours dans la ville,
tenait conseil avec le commandant de la place pour les bourgeois.
A chaque objection faite par le gouverneur au plan offensif du prince
d'Orange, si cette objection pouvait amener du retard dans les plans, le
prince d'Orange secouait la tête comme un homme surpris de cette
incertitude.

Mais, à chaque hochement de tête, le commandant de la place
répondait:
-- Prince, vous savez que c'est
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