Les Quarante-cinq, vol 3 | Page 3

Alexandre Dumas, père

D'autres, sans parler, firent des signes d'assentiment.
-- Comte de Saint-Aignan, dit le prince à l'un de ses plus braves
colonels, vous n'êtes pas de l'avis de M. de Joyeuse, vous?
-- Si fait, monseigneur, répondit M. de Saint-Aignan.
-- Ah! c'est que, comme vous faisiez la grimace....
Chacun se mit à rire. Joyeuse pâlit, le comte rougit.
-- Si M. le comte de Saint-Aignan, dit Joyeuse, a l'habitude de donner
son avis de cette façon, c'est un conseiller peu poli, voilà tout.
-- Monsieur de Joyeuse, repartit vivement Saint-Aignan, Son Altesse a
eu tort de me reprocher une infirmité contractée à son service; j'ai, à la
prise de Cateau-Cambrésis, reçu un coup de pique dans la tête, et,
depuis ce temps j'ai des contractions nerveuses, ce qui occasionne les
grimaces dont se plaint Son Altesse.... Ce n'est pas, toutefois, une
excuse que je vous donne, monsieur de Joyeuse, c'est une explication,
dit fièrement le comte en se retournant.
-- Non, monsieur, dit Joyeuse en lui tendant la main, c'est un reproche
que vous faites, et vous avez raison.

Le sang monta au visage du duc François.
-- Et à qui ce reproche? dit-il.
-- Mais, à moi, probablement, monseigneur.
-- Pourquoi Saint-Aignan vous ferait-il un reproche, monsieur de
Joyeuse, à vous qu'il ne connaît pas?
-- Parce que j'ai pu croire un instant que M. de Saint-Aignan aimait
assez peu Votre Altesse pour lui donner le conseil de prendre Anvers.
-- Mais enfin, s'écria le prince, il faut que ma position se dessine dans le
pays. Je suis duc de Brabant et comte de Flandre de nom. Il faut que je
le sois aussi de fait. Ce Taciturne, qui se cache je ne sais où, m'a parlé
d'une royauté. Où est-elle, cette royauté? dans Anvers. Où est-il, lui!
dans Anvers aussi, probablement. Eh bien! il faut prendre Anvers, et,
Anvers pris, nous saurons à quoi nous en tenir.
-- Eh! monseigneur, vous le savez déjà, sur mon âme, ou vous seriez en
vérité moins bon politique qu'on ne le dit. Qui vous a donné le conseil
de prendre Anvers? M. le prince d'Orange, qui a disparu au moment de
se mettre en campagne; M. le prince d'Orange, qui, tout en faisant
Votre Altesse duc de Brabant, s'est réservé la lieutenance générale du
duché; le prince d'Orange, qui a intérêt à ruiner les Espagnols par vous
et vous par les Espagnols; M. le prince d'Orange, qui vous remplacera,
qui vous succédera, s'il ne vous remplace et ne vous succède déjà; le
prince d'Orange... Eh! monseigneur, jusqu'à présent en suivant les
conseils du prince d'Orange, vous n'avez fait qu'indisposer les
Flamands. Vienne un revers, et tous ceux qui n'osent vous regarder en
face courront après vous comme ces chiens timides qui ne courent
qu'après les fuyards.
-- Quoi! vous supposez que je puisse être battu par des marchands de
laine, par des buveurs dé bière?
-- Ces marchands de laine, ces buveurs de bière ont donné fort à faire
au roi Philippe de Valois, à l'empereur Charles V, et au roi Philippe II,

qui étaient trois princes d'assez bonne maison, monseigneur, pour que
la comparaison ne puisse pas vous être trop désagréable.
-- Ainsi, vous craignez un échec?
-- Oui, monseigneur, je le crains.
-- Vous ne serez donc pas là, monsieur de Joyeuse?
-- Pourquoi donc n'y serais-je point?
-- Parce que je m'étonne que vous doutiez à ce point de votre propre
bravoure, que vous vous voyiez déjà en fuite devant les Flamands: en
tout cas, rassurez-vous: ces prudents commerçants ont l'habitude, quand
ils marchent au combat, de s'affubler de trop lourdes armures pour
qu'ils aient la chance de vous atteindre, courussent-ils après vous.
-- Monseigneur, je ne doute pas de mon courage; monseigneur, je serai
au premier rang, mais je serai battu au premier rang, tandis que d'autres
le seront au dernier, voilà tout.
-- Mais enfin votre raisonnement n'est pas logique, monsieur de
Joyeuse: vous approuvez que j'aie pris les petites places.
-- J'approuve que vous preniez ce qui ne se défend point.
-- Eh bien! après avoir pris les petites places qui ne se défendaient pas,
comme vous dites, je ne reculerai point devant la grande parce qu'elle
se défend, ou plutôt parce qu'elle menace de se défendre.
-- Et Votre Altesse a tort: mieux vaut reculer sur un terrain sûr que de
trébucher dans un fossé en continuant de marcher en avant.
-- Soit, je trébucherai, mais je ne reculerai pas.
-- Votre Altesse fera ici comme elle voudra, dit Joyeuse en s'inclinant,
et nous, de notre côté, nous ferons comme voudra Votre Altesse; nous
sommes ici pour lui obéir.

-- Ce n'est pas répondre, duc.
-- C'est cependant la seule réponse que je puisse faire à Votre Altesse.
-- Voyons, prouvez-moi que j'ai tort; je ne demande
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 101
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.