Les Quarante-cinq, vol 3 | Page 2

Alexandre Dumas, père
brusquer les catholiques envoyés par le roi pour se
faire tuer à son service, était pour le duc d'Anjou chose non-seulement
impolitique, mais encore compromettante.
L'arrivée de ce renfort, sur lequel le duc d'Anjou lui-même ne comptait
pas, avait bouleversé les Espagnols, et de leur côté les Lorrains en
crevaient de fureur.
C'était bien quelque chose pour le duc d'Anjou que de jouir à la fois de
cette double satisfaction.
Mais le duc ne ménageait point ainsi tous les partis sans que la
discipline de son armée en souffrît fort.
Joyeuse, à qui la mission n'avait jamais souri, on se le rappelle, se
trouvait mal à l'aise au milieu de cette réunion d'hommes si divers de

sentiments; il sentait instinctivement que le temps des succès était passé.
Quelque chose comme le pressentiment d'un grand échec courait dans
l'air, et, dans sa paresse de courtisan comme dans son amour-propre de
capitaine, il déplorait d'être venu de si loin pour partager une défaite.
Aussi trouvait-il en conscience et disait-il tout haut que le duc d'Anjou
avait eu grand tort de mettre le siège devant Anvers. Le prince
d'Orange, qui lui avait donné ce traître conseil, avait disparu depuis que
le conseil avait été suivi, et l'on ne savait pas ce qu'il était devenu. Son
armée était en garnison dans cette ville, et il avait promis au duc
d'Anjou l'appui de cette armée; cependant on n'entendait point dire le
moins du monde qu'il y eût division entre les soldats de Guillaume et
les Anversois, et la nouvelle d'un seul duel entre les assiégés n'était pas
venue réjouir les assiégeants depuis qu'ils avaient assis leur camp
devant la place.
Ce que Joyeuse faisait surtout valoir dans son opposition au siège, c'est
que cette ville importante d'Anvers était presque une capitale: or,
posséder une grande ville par le consentement de cette grande ville,
c'est un avantage réel; mais prendre d'assaut la deuxième capitale de ses
futurs États, c'était s'exposer à la désaffection des Flamands, et Joyeuse
connaissait trop bien les Flamands pour espérer, en supposant que le
duc d'Anjou prît Anvers, qu'ils ne se vengeraient pas tôt ou tard de cette
prise, et avec usure.
Cette opinion, Joyeuse l'exposait tout haut dans la tente du duc, cette
nuit même où nous avons introduit nos lecteurs dans le camp français.
Pendant que le conseil se tenait entre ses capitaines, le duc était assis ou
plutôt couché sur un long fauteuil qui pouvait au besoin servir de lit de
repos, et il écoutait, non point les avis du grand amiral de France, mais
les chuchotements de son joueur de luth Aurilly.
Aurilly, par ses lâches complaisances, par ses basses flatteries et par ses
continuelles assiduités, avait enchaîné la faveur du prince; jamais il ne
l'avait servi comme avaient fait ses autres amis, en desservant, soit le
roi, soit de puissants personnages, de sorte qu'il avait évité l'écueil où la
Mole, Coconnas, Bussy et tant d'autres s'étaient brisés.

Avec son luth, avec ses messages d'amour, avec ses renseignements
exacts sur tous les personnages et les intrigues de la cour, avec ses
manoeuvres habiles pour jeter dans les filets du duc la proie qu'il
convoitait, quelle que fût cette proie, Aurilly avait fait, sous main, une
grande fortune, adroitement disposée en cas de revers; de sorte qu'il
paraissait toujours être le pauvre musicien Aurilly, courant après un écu,
et chantant comme les cigales lorsqu'il avait faim.
L'influence de cet homme était immense parce qu'elle était secrète.
Joyeuse, en le voyant couper ainsi dans ses développements de stratégie
et détourner l'attention du duc, Joyeuse se retira en arrière, interrompant
tout net le fil de son discours.
François avait l'air de ne pas écouter, mais il écoutait réellement; aussi
cette impatience de Joyeuse ne lui échappa-t-elle point, et,
sur-le-champ:
-- Monsieur l'amiral, dit-il, qu'avez-vous?
-- Rien, monseigneur; j'attends seulement que Votre Altesse ait le loisir
de m'écouter.
-- Mais j'écoute, monsieur de Joyeuse, j'écoute, répondit allègrement le
duc. Ah! vous autres Parisiens, vous me croyez donc bien épaissi par la
guerre de Flandre, que vous pensez que je ne puis écouter deux
personnes parlant ensemble, quand César dictait sept lettres à la fois!
-- Monseigneur, répondit Joyeuse en lançant au pauvre musicien un
coup d'oeil sous lequel celui-ci plia avec son humilité ordinaire, je ne
suis pas un chanteur pour avoir besoin que l'on m'accompagne quand je
parle.
-- Bon, bon, duc; taisez-vous, Aurilly.
Aurilly s'inclina.
-- Donc, continua François, vous n'approuvez pas mon coup de main

sur Anvers, monsieur de Joyeuse?
-- Non, monseigneur.
-- J'ai adopté ce plan en conseil, cependant.
-- Aussi, monseigneur, n'est-ce qu'avec une grande réserve que je
prends la parole, après tant d'expérimentés capitaines.
Et Joyeuse, en homme de cour, salua autour de lui.
Plusieurs voix s'élevèrent pour affirmer au grand amiral que son avis
était le leur.
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