Les Quarante-cinq, vol 1 | Page 8

Alexandre Dumas, père
roi.
Forcé de marcher assez doucement pour ne pas dépasser ses collègues,
peut- être d'ailleurs intérieurement satisfait de ne point marcher trop
près d'eux, ce jeune homme demeura un instant sur les limites de la
haie formée par le peuple.
En ce moment il se sentit tirer par le fourreau de son épée, et se pencha
en arrière.
Celui qui attirait son attention par cet attouchement était un jeune
homme aux cheveux noirs, à l'oeil étincelant, petit, fluet, gracieux, et
les mains gantées.
-- Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur? demanda le cavalier.
-- Monsieur, une grâce.
-- Parlez, mais parlez vite, je vous prie: vous voyez que l'on m'attend.
-- J'ai besoin d'entrer en ville, monsieur, besoin impérieux, comprenez-
vous? -- De votre côté, vous êtes seul, et avez besoin d'un page qui
fasse encore honneur à votre bonne mine.
-- Eh bien?
-- Eh bien, donnant donnant: faites-moi entrer, je serai votre page.
-- Merci, dit le cavalier; mais je ne veux être servi par personne.
-- Pas même par moi? demanda le jeune homme avec un si étrange
sourire que le cavalier sentit se fondre l'enveloppe de glace où il avait
tenté d'enfermer son coeur.

-- Je voulais dire que je ne pouvais pas être servi.
-- Oui, je sais que vous n'êtes pas riche, monsieur Ernauton de
Carmainges, dit le jeune page.
Le cavalier tressaillit; mais, sans faire attention à ce tressaillement,
l'enfant continua:
-- Aussi ne parlerons-nous pas de gages, et c'est vous au contraire, si
vous m'accordez ce que je vous demande, qui serez payé, et cela au
centuple des services que vous m'aurez rendus; laissez-moi donc vous
servir, je vous prie en songeant que celui qui vous prie, a ordonné
quelquefois.
Le jeune homme lui serra la main, ce qui était bien familier pour un
page; puis se retournant vers le groupe de cavaliers que nous
connaissons déjà:
-- Je passe, moi, dit-il, c'est le plus important; vous Mayneville, tâchez
d'en faire autant par quelque moyen que ce soit.
-- Ce n'est pas tout que vous passiez, répondit le gentilhomme; il faut
qu'il vous voie.
-- Oh! soyez tranquille, du moment où j'aurai franchi cette porte, il me
verra.
-- N'oubliez pas le signe convenu.
-- Deux doigts sur la bouche, n'est-ce pas?
-- Oui, maintenant que Dieu vous aide.
-- Eh bien, fit le maître du cheval noir, -- mons le page, nous décidons-
nous?
-- Me voici, maître, répondit le jeune homme, et il sauta légèrement en
croupe derrière son compagnon qui alla rejoindre les cinq autres élus
occupés à exhiber leurs cartes et à justifier de leurs droits.
-- Ventre de biche! dit Robert Briquet qui les avait suivis des yeux, --
voilà tout un arrivage de Gascons, ou le diable m'emporte!

III
LA REVUE
Cet examen que devaient passer nos six privilégiés que nous avons vus
sortir des rangs du populaire pour se rapprocher de la porte, n'était ni
bien long, ni bien compliqué.
Il s'agissait de tirer une moitié de carte de sa poche et de la présenter à
l'officier, lequel la comparait à une autre moitié, et si, en la rapprochant,

ces deux moitiés s'emboîtaient en faisant un tout, les droits du porteur
de la carte étaient établis.
Le Gascon à tête nue s'était approché le premier. Ce fut en conséquence
par lui que la revue commença.
-- Votre nom? demanda l'officier.
-- Mon nom, monsieur l'officier? il est écrit sur cette carte sur laquelle
vous verrez encore autre chose.
-- N'importe! votre nom? répéta l'officier avec impatience; ne
savez-vous pas votre nom?
-- Si fait, je le sais; cap de Bious! et je l'aurais oublié que vous pourriez
me le dire, puisque nous sommes compatriotes et même cousins.
-- Votre nom? mille diables! Croyez-vous que j'aie du temps à perdre
en reconnaissances?
-- C'est bon. Je me nomme Perducas de Pincornay.
-- Perducas de Pincornay? reprit M. de Loignac, à qui nous donnerons
désormais le nom dont l'avait salué son compatriote. Puis jetant les
yeux sur la carte:
-- Perducas de Pincornay, 26 octobre 1585, à midi précis.
-- Porte Saint-Antoine, ajouta le Gascon en allongeant son doigt noir et
sec sur la carte:
-- Très bien! en règle: entrez, fit M. de Loignac pour couper court à tout
dialogue ultérieur entre lui et son compatriote; à vous maintenant, dit-il
au second.
L'homme à la cuirasse s'approcha.
-- Votre carte? demanda Loignac.
-- Eh quoi? monsieur de Loignac, s'écria celui-ci, ne reconnaissez-vous
pas le fils de l'un de vos amis d'enfance que vous avez fait sauter vingt
fois sur vos genoux?
-- Non.
-- Pertinax de Montcrabeau, reprit le jeune homme avec étonnement;
vous ne le reconnaissez pas?
-- Quand je suis de service, je ne reconnais personne, monsieur. Votre
carte.
Le jeune homme à la cuirasse
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