Les Noces Chimiques | Page 8

Christian Rosencreutz
de gens;
j'en fus extrêmement surpris en songeant en moi-même: «Ah! suis-je
assez fou! pourquoi m'être tant tourmenté pour ce voyage! Voici des
compagnons que je connais fort bien et que je n'ai jamais estimés; les
voici donc tous, et moi, avec toutes mes prières et mes supplications, j'y
suis entré le dernier, et à grand'peine!»
Ce fut encore le diable qui m'inspira ces pensées et bien d'autres
semblables, malgré tous mes efforts pour le chasser.
De ci et de là, ceux qui me connaissaient m'appelaient: «Frère
Rosencreutz, te voilà donc arrivé aussi?»--«Oui, mes frères».
répondis-je, «La grâce de Dieu m'a fait entrer également». Ils rirent de
ma réponse et me trouvèrent ridicule d'invoquer Dieu pour une chose
aussi simple. Comme je questionnais chacun sur le chemin qu'il avait
suivi--plusieurs avaient dû descendre le long des rochers,--des
trompettes invisibles sonnèrent l'heure du repas. Alors chacun se plaça
selon le rang auquel il croyait avoir droit; si bien que moi et d'autres
pauvres gens avons trouvé à peine une petite place à la dernière table.
Alors les deux pages entrèrent, et l'un d'eux récita de si admirables
prières que mon coeur en fut réjoui; cependant quelques-uns des grands

seigneurs n'y prêtaient aucune attention, mais riaient entre eux, se
faisaient des signes, mordillaient leurs chapeaux et s'amusaient avec
d'autres plaisanteries de ce genre.
Puis on servit. Quoique nous ne pussions voir personne les plats étaient
si bien présentés qu'il me semblait que chaque convive avait son valet.
Lorsque ces gens-là furent rassasiés et que le vin leur eût ôté la honte
du coeur, ils se vantèrent tous et prônèrent leur puissance. L'un parla
d'essayer ceci, l'autre cela, et les plus sots crièrent les plus fort;
maintenant encore je ne puis m'empêcher de m'irriter, quand je me
rappelle les actes surnaturels et impossibles que j'ai entendu raconter.
Pour finir ils changèrent de place; ça et là un courtisan se glissa entre
deux seigneurs, et alors ceux-ci projetaient des actions d'éclat telles que
la force de Samson ou d'Hercule n'eût pas suffi pour les accomplir. Tel
voulait délivrer Atlas de son fardeau, tel autre parlait de retirer le
Cerbère tricéphale des enfers; bref chacun divaguait à sa manière. La
folie des grands seigneurs était telle qu'ils finissaient par croire à leurs
propres mensonges et l'audace des méchants ne connut plus de bornes,
de sorte qu'ils ne tinrent aucun compte des coups qu'ils reçurent sur les
doigts comme avertissement. Enfin, comme l'un d'eux se vanta de s'être
emparé d'une chaîne d'or, les autres continuèrent tous dans ce sens. J'en
vis un qui prétendait entendre bruisser les cieux; un autre pouvait voir
les Idées Platoniciennes; un troisième voulait compter les Atomes de
Démocrite et bien d'autres connaissaient le mouvement perpétuel.
A mon avis, plusieurs avaient une bonne intelligence, mais, pour leur
malheur, ils avaient trop bonne opinion d'eux-mêmes. Pour finir, il y en
avait un qui voulait tout simplement nous persuader qu'il voyait les
valets qui nous servaient, et il aurait discuté longtemps encore, si l'un
de ces serveurs invisibles ne lui avait appliqué un soufflet sur sa bouche
menteuse, de sorte que, non seulement lui, mais encore bon nombre de
ses voisins, devinrent muets comme des souris.
Mais, à ma grande satisfaction, tous ceux que j'estimais, gardaient le
silence dans ce bruit; ils n'élevaient point la voix, car ils se
considéraient comme gens inintelligents, incapables de saisir le secret
de la nature, dont, au surplus, ils se croyaient tout à fait indignes. Dans

ce tumulte, j'aurais presque maudit le jour de mon arrivée en ce lieu,
car je voyais avec amertume que les gens méchants et légers étaient
comblés d'honneurs, tandis que moi, je ne pouvais rester en paix à mon
humble place; en effet, un de ces scélérats me raillait en me traitant de
fou achevé. Comme j'ignorais qu'il y eût encore une porte par laquelle
nous devions passer, je m'imaginais que je resterais ainsi en butte aux
railleries et au mépris pendant toute la durée des noces; je ne pensais
cependant pas avoir tellement démérité du fiancé ou de la fiancée et
j'estimais qu'ils auraient pu trouver quelqu'un d'autre pour tenir l'emploi
de bouffon à leurs noces. Hélas! c'est à ce manque de résignation que
l'inégalité du monde pousse les coeurs simples; et c'est précisément
cette impatience que mon rêve m'avait montrée sous le symbole de la
claudication.
Et les vociférations augmentaient de plus en plus. Déjà, certains
voulaient nous donner pour vrai des visions forgées de toutes pièces et
des songes d'une fausseté évidente.
Par contre mon voisin était un homme calme et de bonnes manières;
après avoir causé de choses très sensées il me dit enfin: «Vois, mon
frère; si en ce moment quelque nouvel arrivant voulait faire entrer tous
ces endurcis dans le droit chemin, l'écouterait-on?»--«Certes non»,
répondis-je;--«C'est ainsi», dit-il «que le
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