Les Nez-Percés | Page 8

Émile Chevalier
sa marche.
Le plan du Dompteur-de-Buffles était fort simple. Il voulait attaquer les
Nez-Percés par trois points à la fois: en tête, en flanc et en queue. La
fondrière n'était autre chose qu'un ancien lit de la Colombie desséché,
ou canon. L'arc décrit par ce canon n'avait guère qu'un demi-mille de
développement. Ainsi, chacun des partis devait gagner son poste à peu
près en même temps. Du haut de l'esplanade, le chef donnerait un
signal convenu à l'avance et les engagements auraient lieu
simultanément.
Déjà la troupe d'Oli-Tahara atteignait le faîte de la colline. Couchés à
terre, de peur d'être aperçus par leurs ennemis, les Chinouks rampaient,
sans bruit vers les crêtes de la falaise. Ils supputaient intérieurement le
nombre des chevelures qu'ils enlèveraient aux Nez-Percés, et tous se
promettaient de leur faire payer cher les rapines dont ils les accusaient.
Poignet-d'Acier, Oli-Tahara, Nick Whiffles n'étaient plus qu'à quelques
pieds de l'esplanade. Ils distinguaient les canots des Nez-Percés et la
flèche du grand-mât du brick. Leurs carabines étaient prêtes. Ils allaient
en presser la détente et avertir par là les Chinouks que l'heure des
représailles avait sonné, quand une explosion formidable, et qui secoua
le cap comme un tremblement de terre, vint glacer de terreur les
assaillants. Excepté Oli-Tahara et les deux aventuriers, tous les autres,
saisis d'une terreur panique, soudaine, irrésistible, se levèrent et se
jetèrent pêle-mêle dans la fondrière avec des hurlements désespérés.
En moins d'une minute, il n'y en eut plus un seul sur l'esplanade.
--Ah! s'était exclamé Poignet-d'Acier en entendant l'effrayante
détonation; ah! les misérables, ils ont fait sauter le navire!

Et ses regards avides fouillaient à travers les nuages de fumée qui
s'élevaient de la rivière au-dessous d'eux. Des hurlements de douleur
retentissaient sur la grève. C'était une horrible cacophonie, des plaintes
déchirantes, des lamentations à briser le coeur le plus dur.
Peu à peu, lorsque les tourbillons de vapeur se furent dissipés, un
théâtre épouvantable de désolation s'offrit aux yeux. La rivière était
jonchée de fragments de bois et de débris de cadavres pantelants. Ses
eaux étaient teintes de sang. Elles charriaient, au milieu de charpentes,
d'instruments de toute sorte, des corps mutilés: les uns décapités, les
autres amputés d'un ou de plusieurs membres; ceux-ci morts, ceux-là
vivant encore et disputant leur existence aux flots. Il y en avait dont les
vêtements avaient pris feu et qui brûlaient sur l'abîme liquide en
essayant de se hisser sur quelque madrier. Les Peaux-Rouges étaient
mêlés aux Visages-Pâles, et tous ceux qui respiraient cherchaient à se
sauver les uns par les autres. Ils s'accrochaient à tout, les Indiens aux
blancs, les blancs aux Indiens, même aux tronçons humains et sanglants
qui surnageaient encore. Là aussi, le mourant saisissait le vif, se
cramponnait à lui, fichait ses ongles dans ses chairs, l'arrêtait entre ses
dents quand les mains lui manquaient, et l'entraînait fatalement avec lui
dans le gouffre inexorable.
Pour compléter cette sombre peinture, les vautours, si nombreux dans
ces contrées, accoururent de tous les points de l'horizon, et, sans être
intimidés par les clameurs des victimes de la catastrophe, ils fondirent
sur elles, qu'elles fussent animées ou inertes, se plantèrent des bandes
sur les têtes, sur les épaules, lacérant les faces, crevant les yeux et
joignant leurs piaillements sinistres aux râlements d'agonie de tous les
malheureux blessés.
Poignet-d'Acier et Nick Whiffles s'étaient empressés de descendre sur
la plage pour tâcher d'en secourir quelques-uns. Mais le courant à cet
endroit était impétueux. Tous les canots avaient été mis en pièces ou
disperses par l'explosion, et le fleuve ne rejetait sur le rivage que des
cadavres, bientôt bientôt scalpés par les Chinouks, revenus de leur
effroi, et rassemblés maintenant en groupes au bord de la Colombie.
--A moi! à moi! Nick Whiffles! cria tout à coup un blanc, qui luttait de

toutes ses forces avec un Indien à une centaine de pas de la rive.
Le Peau-Rouge l'avait étreint par-dessous les aisselles et ne voulait pas
le lâcher, malgré les rudes coups de coudes que l'autre lui assénait dans
la poitrine, car il paralysait ses mouvements et devait infailliblement le
noyer avec lui, si le blanc ne parvenait pas à s'en débarrasser.
--A moi, Nick! à moi! au secours! répéta-t-il d'un ton défaillant.
--Castors et buffles! je reconnais cette voix-là, dit le trappeur, c'est celle
de Louis-le-Bon! On ne peut le laisser mourir comme ça! Cette vermine
d'Indien va le faire caler! Oh! je ne supporterai pas ça. Je n'aime pas à
répandre le sang, ô Dieu non! mais ma foi, tant pis!
E prononçant ce monologue, Nick épaulait sa carabine. Il ajusta le
Nez-Percé qui s'attachait au corps de Louis-le-Bon, fit feu, et le crâne
du sauvage vola en éclats.
L'infortuné ne proféra pas un soupir; ses nerfs se détendirent, il flotta
un instant sur l'eau et puis s'enfonça pour
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 77
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.