Les Maîtres sonneurs | Page 9

George Sand
de sa locature.
C'est ce qui arriva, et Brulette, se voyant aidée, devancée et flattée en
toutes choses par cette voisine, prit le temps et l'aise de pousser en
esprit et en beauté, sans se trop fouler l'âme ni le corps.

Deuxième veillée.
La petite Brulette était donc devenue la belle Brulette, dont il était déjà
grandement parlé dans le pays, pour ce que, de mémoire d'homme, on
n'avait vu plus jolie fille, des yeux plus beaux, une plus fine taille, des
cheveux d'un or plus doux avec une joue plus rose; la main comme un
satin, et le pied mignon comme celui d'une demoiselle.

Tout ça vous dit assez que ma cousine ne travaillait pas beaucoup, ne
sortait guère par les mauvais temps, avait soin de s'ombrager du soleil,
ne lavait guère de lessives et ne faisait point oeuvre de ses quatre
membres pour la fatigue.
Vous croiriez peut-être qu'elle était paresseuse? Point. Elle faisait
toutes choses dont elle ne se pouvait dispenser, tout à fait vite et tout à
fait bien. Elle avait trop de raisonnement pour laisser perdre le bon
ordre et la propreté dans son logis et pour ne point prévenir et soigner
son grand-père comme elle le devait. D'ailleurs, elle aimait trop la
braverie pour n'avoir pas toujours quelque ouvrage dans les mains:
mais d'ouvrage fatigant, elle n'en avait jamais ouï parler. L'occasion n'y
était point, et on ne saurait dire qu'il y eût de sa faute.
Il y a des familles où la peine vient toute seule avertir la jeunesse qu'il
n'est pas tant question de s'amuser en ce bas monde, que de gagner son
pain en compagnie de ses proches. Mais, dans le petit logis au père
Brulet, il n'y avait que peu à faire pour joindre les deux bouts. Le vieux
n'avait encore que la septantaine, et, bon ouvrier, très-adroit pour
travailler la pierre (ce qui, vous le savez, est une grande science dans
nos pays), fidèle à l'ouvrage et vivement requis d'un chacun, il gagnait
joliment sa vie, et, grâce à ce qu'il était veuf et sans autre charge que sa
petite-fille, il pouvait faire un peu d'épargne pour le cas où il serait
arrêté par quelque maladie ou accident. Son bonheur voulut qu'il se
maintînt en bonne santé, en sorte que, sans connaître la richesse, il ne
connaissait point la gêne.
Mon père disait pourtant que notre cousine Brulette aimait trop la
bienaiseté, voulant faire entendre par là qu'elle aurait peut-être à en
rabattre quand viendrait l'heure de s'établir. Il convenait avec moi
qu'elle était aussi aimable et gentille en son parler qu'en sa personne;
mais il ne m'encourageait point du tout à faire brigue de mariage autour
d'elle. Il la trouvait trop pauvre pour être si demoiselle, et répétait
souvent qu'il fallait, en ménage, ou une fille très-riche, ou une fille
très-courageuse. «J'aimerais autant l'une que l'autre à première vue,
disait-il, et peut-être qu'à la seconde vue, je me déciderais pour le
courage encore plus que pour l'argent. Mais Brulette n'a pas assez de

l'un ni de l'autre pour tenter un homme sage.»
Je voyais bien que mon père avait raison; mais les beaux yeux et les
douces paroles de ma cousine avaient encore plus raison que lui avec
moi et avec tous les autres jeunes gens qui la recherchaient: car vous
pensez bien que je n'étais pas le seul, et que, dès l'âge de quinze ans,
elle se vit entourée de marjolets de ma sorte, qu'elle savait retenir et
gouverner comme son esprit l'y avait portée de bonne heure. On peut
dire qu'elle était née fière et connaissait son prix, avant que les
compliments lui en eussent donné la mesure. Aussi aimait-elle la
louange et la soumission de tout le monde. Elle ne souffrait point qu'on
fût hardi avec elle, mais elle souffrait bien qu'on y fût craintif, et j'étais,
comme bien d'autres, attaché à elle par une forte envie de lui plaire, en
même temps que dépité de m'y trouver en trop grande compagnie.
Nous étions deux, pourtant, qui avions permission de lui parler d'un peu
plus près, de lui donner du toi, et de la suivre jusqu'en sa maison quand
elle revenait avec nous de la messe ou de la danse. C'était Joseph Picot
et moi; mais nous n'en étions pas plus avancés pour ça, et peut-être que,
sans nous le dire, nous nous en prenions l'un à l'autre.
Joseph était toujours à la métairie de l'Aulnières, à une demi-lieue de
chez Brulet et moitié demi-lieue de chez moi.
Il avait passé laboureur, et sans être beau garçon, il pouvait le paraître
aux yeux qui ne répugnent point aux figures tristes. Il avait la mine
jaune et maigre, et ses cheveux bruns, qui lui tombaient à plat sur le
front et au long des joues, le rendaient
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