n'y faisait point de façons. Elle
m'embrassa sur les deux joues, en me disant:
--Merci à vous, mon beau serviteur. Et, passant aux bras de son père,
elle fut remise sur son matelas et parut pressée de reprendre son somme,
sans aucun souci des cahots et des aventures du chemin.
--Encore adieu! nous dit son père, qui me prit le genou pour me
replacer en croupe sur la jument. Un beau garçon! fit-il à mon père, en
me regardant, et aussi avancé dans l'âge que vous dites qu'il a, que ma
petite dans le sien.
--Il se sent bien aussi un peu d'en être malade, répondit mon père; mais,
le bon Dieu aidant, le travail guérira tout. Excusez-nous si nous
prenons les devants, nous allons loin et voulons arriver chez nous
devant la nuit.
Là-dessus, mon père talonna notre monture, qui prit le trot, et moi, me
retournant, je vis que l'homme à la charrette coupait sur la droite et s'en
allait à l'encontre de nous.
Je pensai bientôt à autre chose, mais Brulette m'étant revenue dans la
tête, je songeai aux francs baisers que m'avait donnés cette petite fille
étrangère, et me demandai pourquoi Brulette répondait par des tapes à
ceux que je lui voulais prendre; et, comme la route était longue et que
je m'étais levé avant jour, je m'endormais derrière mon père, mêlant, je
ne sais comment, les figures de ces deux fillettes dans ma tête
embrouillée de fatigue.
Mon père me pinçait pour me réveiller, car il me sentait lui peser sur les
épaules et craignait de me voir tomber. Je lui demandai qui étaient ces
gens que nous avions rencontrés.
--Qui? fit-il, en se moquant de mes esprits alourdis; nous avons
rencontré plus de cinq cents mondes depuis ce matin.
--Cet âne et cette charrette?
--Ah bon! dit-il. Ma foi, je n'en sais rien, je n'ai pas songé à m'en
enquérir. Ça doit être des Marchois ou des Champenois, car ça a un
accent étranger; mais j'étais si occupé de voir si cette jument a un bon
coup de collier, que je ne me suis point intéressé à autre chose. De vrai,
elle tire bien et n'est point rétive à la peine; je crois qu'elle fera un bon
service et que décidément je ne l'ai point surpayée.
Depuis ce temps-là (le voyage m'avait sans doute été bon), je pris le
dessus et commençai à avoir goût au travail; mon père m'ayant donné le
soin de la jument, et puis celui du jardin, enfin celui du pré, je trouvai,
petit à petit, de l'agrément à bêcher, planter et récolter.
Mon père était veuf depuis longtemps et se montrait désireux de me
mettre en jouissance de l'héritage que ma mère m'avait laissé. Il
m'intéressait donc à tous nos petits profits et ne souhaitait rien tant que
de me voir devenir bon cultivateur.
Il ne fut pas longtemps sans reconnaître que je mordais à belles dents
dans ce pain-là, car si la jeunesse a besoin d'un grand courage pour se
priver de plaisir au profit des autres, il ne lui en faut guère pour se
ranger à ses propres intérêts, surtout quand ils sont mis en commun
avec une bonne famille, bien honnête dans les partages et bien d'accord
dans le travail.
Je restai bien un peu curieux de causette et d'amusement le dimanche;
mais on ne me le reprochait point à la maison, parce que j'étais bon
ouvrier tout à fait le long de la semaine; et, à ce métier-là, je pris belle
santé et belle humeur, avec un peu plus de raison dans la tête que je
n'en avais annoncé au commencement. J'oubliai les fumées d'amour,
car rien ne rend si tranquille comme de suer sous la pioche, du lever au
coucher du soleil; et quand vient la nuit, ceux qui ont eu affaire à la
terre grasse et lourde de chez nous, qui est la plus rude maîtresse qu'il y
ait, ne s'amusent pas tant à penser qu'à dormir pour recommencer le
lendemain.
C'est de cette manière que j'attrapai tout doucement l'âge où il m'était
permis de songer, non plus aux petites filles, mais aux grandes; et, de
même qu'aux premiers éveils de mon goût, je retrouvai encore ma
cousine Brulette plantée dans mon inclination avant toutes les autres.
Restée seule avec son grand-père, Brulette avait fait de son mieux pour
devancer les années par sa raison et son courage. Mais il y a des enfants
qui naissent avec le don ou le destin d'être toujours gâtés.
Le logement de la Mariton avait été loué à la mère Lamouche, de
Vieilleville, qui n'était point à son aise et qui se dépêcha de servir les
Brulet comme si elle eût été à leurs gages, espérant par là être écoutée
quand elle remontrerait ne pouvoir payer les dix écus
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