Les Grandes Dames | Page 7

Arsène Houssaye
mais il s'était pris à la légende comme à quelque roman de Balzac ou de Georges Sand. Il n'était plus gris. Monjoyeux, qui aimait le drame avec passion, était ému comme à un beau spectacle.
Les femmes dormaient toujours. On ne les réveilla pas. Le Prince remua les lèvres pour demander à Octave si les quatre siècles étaient passées. Il n'osa pas. Il se contenta de lui dire: ?Eh bien! tu n'as pas envie de te marier, toi?--Non, répondit le dernier des Parisis.--Je commence à comprendre, dit Monjoyeux, pourquoi tu passes si vite à travers les passions: tu as toujours peur de te laisser prendre.--Non! dit Octave, j'ai bien plus peur qu'on se prenne à moi, si je dois porter malheur. Car pour moi, après tout, je suis bien s?r de n'aimer que quand je voudrai. Voir Naples et mourir! dit le proverbe: c'est-à-dire: Aimer et mourir! mais je ne dirai cela que quand je serai dégo?té de la vie. Maintenant n'allez pas vous imaginer que la légende des Parisis me préoccupe beaucoup. Toutes les familles en ont une pareille, le diable a fini son temps, je n'ai donc plus à payer la part du diable.
Le prince dit qu'il y avait une légende dans sa famille. ?On ne cro?t plus à ces bêtises-là; mais quand le doigt de Dieu se montre on y pense bien un peu.?
Parisis se levant, dit adieu par un signe. ?Tu ne viens pas au club, lui demanda le prince?--Non. J'ai compté aujourd'hui pour la première fois de ma vie; il ne me reste qu'un million, je ne jouerai plus.? Il se leva, et sortit. Puis rentrant aussit?t, et comme pour se moquer lui-même de sa légende: ?Messeigneurs! Jehan de Parisis, fils de l'homme à la légende, est mort en 1468: s'il ne me reste plus qu'un million, il ne me reste plus que deux années à vivre: je suis riche.--Pauvre Parisis! murmura le prince, qui n'osait plus compter sa fortune.
Quand Octave eut refermé la porte, Monjoyeux dit au prince: ?Ce que c'est que d'être bien né! on a des légendes de famille. Moi qui suis le fils d'une chiffonnière, quelle pourrait bien être la légende de mes ancêtres??
Monjoyeux réfléchit. ?J'ai aussi ma légende, moi! Je n'ai jamais eu d'autre berceau que le berceau primitif: le sein et le bras de ma mère; or, une bonne fée est venue à mon berceau qui m'a dit: ?Tu seras roi!? Sans doute elle a voulu dire un roi de comédie, puisque j'ai joué, à Londres, des rois avec Fechter. Ah! si seulement ma mère m'avait vu sous cette royauté-là!?
Monjoyeux pencha la tête sur son verre; une larme tomba de ses yeux dans le vin de Champagne.

III
PAGES D'HISTOIRE FAMILIALE
Octave de Parisis n'avait rien à envier aux plus beaux noms; son écusson est à la salle des Croisades. Un Parisis fut grand amiral, un autre fut maréchal de France, un troisième ministre. Si les Parisis ne marquent pas avec éclat, dans l'histoire du dernier siècle, c'est peut-être parce qu'ils ont eu trop d'orgueil. Réfugiés dans leur chateau comme dans un royaume, ils étaient trop rois sur leurs terres pour vouloir se faire courtisans. Quelques-uns d'entre eux paraissent cependant ?à et là, sous Louis XV et sous Louis XVI, dans les ambassades et dans les armées, mais ce ne sont que des apparitions. Dès qu'ils ont montré leur bravoure et leur esprit, ils s'en reviennent au chateau natal se retremper dans la vie de famille, comme si leur temps, d'ailleurs, n'était pas encore revenu. La famille est comme la nature, elle a ses jours de paresse: les plus belles gerbes sont celles que le soleil dore après les jachères. La Révolution, qui n'était pas attendue par les Parisis, vint casser la branche et éparpiller la couvée. Le beau chateau de Parisis, une des merveilles de la Renaissance, où Jean Goujon avait sculpté quatre figures sur la fa?ade, deux Muses et deux Saisons, fut saccagé et br?lé après le 10 ao?t; dans l'admirable parc, qui était une forêt d'arbres rares, tous les b?cherons du pays vinrent fagoter à grands coups de hache. Le duc de Parisis, pris les armes à la main pour défendre les siens, fut massacré à coups de sabre; la duchesse vint se cachera à Paris avec ses enfants, car Paris était encore le meilleur refuge quand on ne pouvait pas gagner le Rhin ou l'Océan.
Sous l'Empire, Pierre de Parisis, général de brigade, a fait des prodiges d'héro?sme. Il est mort à Iéna, en pleine victoire. Celui-là était l'a?eul d'Octave. Son père, Raoul de Parisis, avait couru le monde et s'était arrêté au Pérou dans les Cordillères, où il avait fini par découvrir un sillon argentifère. Mais sa vraie découverte fut une femme adorable, une O'Connor, qui lui avait donné un fils: M. Jean-Octave de Parisis, surnommé don Juan de
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