Les Grandes Dames | Page 6

Arsène Houssaye
rien, pas même au diable: eh bien! depuis que j'ai l'age de raison, c'est-à-dire l'age de folie, cette légende m'a toujours inquiété. Est-ce que vous croyez au diable, vous?--Oui, la nuit, quand je n'ai pas soupé. Il me serait d'ailleurs désagréable de ne pas y croire du tout, car Satan prouve l'existence de Dieu. Dites-moi votre légende.--D'ailleurs, dit le prince, s'il ne vous le dit pas, je vous la dirai.?
Monjoyeux insista: le prince allait parler. Octave aima mieux conter lui-même. Voici comment il conta:
?C'était au quinzième siècle, au temps des grandes guerres: Jehan de Parisis allait se marier avec la plus belle fille du pays. Mais voilà qu'à l'heure des fian?ailles, le roi Charles VII le prit au passage pour la guerre. Il fit des prodiges d'héro?sme devant Orléans. Il voulut revenir pour son mariage, car il portait déjà l'anneau des fian?ailles. Dieu s'ait s'il avait le mal du pays! Mais comme c'était un des meilleurs capitaines de cette vaillante armée, Dunois l'obligea encore à l'héro?sme. Il recevait les lettres les plus tendres et les plus désespérées; Blanche de Champauvert se mourait de ne pas le voir revenir. Enfin, entre deux batailles il courut en toute hate se jeter aux pieds de sa chère abandonnée.
?Quand il entra dans le chateau, tout le monde pleurait.
?Blanche se meurt! Blanche est morte! lui dit-on. Et la mère et les soeurs et les enfants jetaient les hauts cris. Quand il saisit la main de Blanche, elle respirait encore: il semblait qu'elle l'e?t attendu pour mourir. ?--C'est toi, dit-elle. Dieu soit béni, puisque je t'ai revu sur la terre. Il lui parla, elle ne répondit pas.
?Il éclata dans sa douleur. Il se jeta sur Blanche et baisa tristement ?ses lèvres muettes comme s'il voulait prendre la mort dans un baiser.--Oh! Seigneur, s'écria-t-il, vous que j'ai prié à Rome, vous que j'ai aimé partout, vous que mes a?eux ont glorifié aux croisades, Seigneur, prenez mon ame ou rendez-moi Blanche!
?Il était tombé agenouillé, il priait avec ferveur, la figure baignée de larmes. Sa fiancée, qui n'était plus qu'une fiancée de marbre, ne le voyait pas pleurer. La famille avait fui ce spectacle. Minuit sonnait au beffroi.
?Une figure apparut au très pieux Jehan de Parisis, c'était la Mort couverte d'un suaire, avec ses yeux creux et sa bouche sans lèvres. Il eut peur, mais il se jeta entre la Mort et sa fiancée.
?La Mort, plus forte que lui, l'éloigna du lit et se pencha pour saisir la jeune fille.
?Il supplia la Mort. Et comme elle le regardait avec son rire horrible, il prit son épée et frappa d'une main terrible.
?L'épée se brisa. ?--Oh! Seigneur! Seigneur! s'écria-t-il, ayez pitié de moi.?
?Un ange apparut devant lui qui se pencha à son tour sur la jeune fille et lui donna un baiser divin. Mais ce baiser, comme celui de Jehan de Parisis, ne la réveilla point.
?L'ange s'évanouit et la Mort resta seule devant le lit de Blanche. --Puisque Dieu ne m'entend pas, s'écria Jehan de Parisis, que l'Enfer me secoure.?
?Un autre ange apparut, c'était l'ange des ténèbres. La Mort se redressa comme si elle d?t obéir à celui-là. ?--Que me veux-tu? dit l'ange des ténèbres à Jehan de Parisis.--Je te demande la vie de ma fiancée.--Elle vivra, mais cela co?tera cher à ton coeur et à ton ame. Chaque heure de sa vie sera payée par toi par un siècle de damnation. Le fils qui na?tra de son sein sera condamné à sa naissance.--Non! pas mon fils. J'accepte les siècles de damnation, mais que la Mort ne me prenne pas mon fils.--Ton petit-fils?--Non! Je suis le dernier des Parisis, je veux que l'arbre porte encore longtemps des branches.--Eh bien! dit Satan qui se cachait sous la figure d'un ange des ténèbres, tu ne seras pas le dernier des Parisis. Ta race vivra encore quatre siècles après la mort de ton premier-né, mais tous les Parisis seront marqués du signe fatal, tous périront tragiquement. Inscris bien ces mots dans ton coeur pour qu'ils soient légués de père en fils, de siècle en siècle, jusqu'au dernier des Parisis.?
?Et Jehan de Parisis vit ces mots imprimés en lettres de feu sur le suaire de la Mort.
?L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. ?L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT.
?Tout s'évanouit; la fiancée ouvrit les yeux et remua les lèvres pour dire: Je reviens du Paradis: oh! mon ami, aimons-nous en Dieu.?
?Ils se marièrent, ils furent heureux; mais dix années après, Jehan de Parisis mourut de mort violente. ?Depuis quatre siècles, tous les Parisis sont morts de mort tragique. De génération en génération, leur bonheur a été diminué d'un an.?
Octave avait conté cela très simplement, sans rien accentuer, ne voulant pas donner à cette histoire une couleur mélodramatique, mais il était demeuré sérieux comme si le souvenir des siens e?t retrempé son ame.
Le prince voulut rire d'abord,
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