Les Fleurs du Mal | Page 8

Charles Baudelaire
sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un
épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Où s'élançait en pétillant;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle
vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un
mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève

Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au
squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.
--Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!
Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l'herbe et les
floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence
divine
De mes amours décomposés!
DE PROFUNDIS CLAMAVI
J'implore ta pitié. Toi, l'unique que j'aime,
Du fond du gouffre obscur
où mon coeur est tombé.
C'est un univers morne à l'horizon plombé,

Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
Et les six autres mois
la nuit couvre la terre;
C'est un pays plus nu que la terre polaire;
Ni
bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!

Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce
soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans
un sommeil stupide,
Tant l'écheveau du temps lentement se dévide!
LE VAMPIRE
Toi qui, comme un coup de couteau.
Dans mon coeur plaintif est
entrée;
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et
parée,
De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine.
--Infâme à qui je
suis lié
Comme le forçat à la chaîne,
Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l'ivrogne,

Comme aux vermines la charogne,
--Maudite, maudite sois-tu!
J'ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
Et j'ai dit au
poison perfide
De secourir ma lâcheté.
Hélas! le poison et le glaive
M'ont pris en dédain et m'ont dit:
« Tu
n'es pas digne qu'on t'enlève
A ton esclavage maudit,
Imbécile!--de son empire
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers
ressusciteraient
Le cadavre de ton vampire! »
Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,
Comme au long d'un
cadavre un cadavre étendu,
Je me pris à songer près de ce corps
vendu
A la triste beauté dont mon désir se prive.
Je me représentai sa majesté native,
Son regard de vigueur et de
grâces armé,
Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,
Et dont le
souvenir pour l'amour me ravive.
Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,
Et depuis tes pieds

frais jusqu'à tes noires tresses
Déroulé le trésor des profondes
caresses,
Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort
Tu pouvais seulement,
ô reine des cruelles,
Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
REMORDS POSTHUME
Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d'un monument
construit en marbre noir,
Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir

Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs
qu'assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton coeur de battre
et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini,
--Car le tombeau toujours
comprendra le poète,--
Durant ces longues nuits d'où le somme est
banni,
Te dira: « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n'avoir pas connu
ce que pleurent les morts? »
--Et le ver rongera ta peau comme un
remords.
LE CHAT
Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux:
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux
yeux,
Mêlés de métal et d'agate.
Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s'enivre du plaisir

De palper ton corps électrique,
Je vois ma femme en esprit; son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme
un dard.
Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.
LE BALCON
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
O toi, tous mes plaisirs,
ô toi, tous mes devoirs!
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La
douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs,
maîtresse des maîtresses!
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon,
voilés de vapeurs roses;
Que ton sein m'était doux! que ton coeur
m'était bon!
Nous avons dit souvent d'impérissables choses
Les
soirs illuminés par l'ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
Que l'espace est
profond! que le coeur est puissant!
En me penchant vers toi, reine des
adorées,
Je
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